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Portrait de Jodi Kovitz, PDG et fondateur de Move the Dial
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Femme d’influence

Jodi Kovitz change la donne dans les technos en accordant aux femmes la place qu’elles méritent.

Portrait de Jodi Kovitz, PDG et fondateur de Move the DialJodi Kovitz a fondé et dirige Move the Dial, une organisation qui souhaite accroître la participation et le leadership des femmes dans les sphères technologiques. (Photo Katherine Holland)

Audacieuse, Caitlin MacGregor rêvait d’élargir la clientèle de Plum, son cabinet-conseil en recrutement et en fidélisation, axé sur l’IA. En 2017, l’entrepreneure de Waterloo décide de recueillir des capitaux pour maintenir son bel élan. Collecter 5 M$ en un seul tour de financement? Un objectif ambitieux. Et l’Ontarienne savait que la partie ne serait pas gagnée d’avance, surtout pour une femme. Par où commencer? Comment réseauter? Et voilà qu’un jour elle entend la conférencière Jodi Kovitz, qui électrise son auditoire.

Jodi Kovitz a fondé et dirige Move the Dial, organisation qui souhaite accroître la participation et le leadership des femmes dans les sphères technologiques. À la première conférence de Move the Dial à Toronto, Caitlin MacGregor était tout ouïe. Jodi Kovitz s’exprimait avec aplomb, passion et optimisme. « Que les acteurs influents partagent leur carnet d’adresses, et les femmes s’épanouiront dans les TI! Retombées positives et réussites seront au rendez-vous. » Pour une diversité accrue dans ce milieu masculin et blanc, il fallait tendre la main aux groupes largement sous-représentés afin de tisser des liens, et de faciliter l’accès aux clients et au financement. Ce jour-là, Mme MacGregor a abordé la conférencière pour évoquer ses difficultés : « Vos propos s’appliquent totalement à mon cas, alors j’ose vous prendre au mot. » Et Mme Kovitz d’accepter d’intercéder en sa faveur.

Caitlin MacGregor savait qu’elle aurait du mal à réunir des millions du premier coup. Aucune entrepreneure canadienne en TI n’y était parvenue, à sa connaissance. La confiance manifestée par Jodi Kovitz sera le moteur qui l’aidera à tenir bon. Des centaines de rebuffades? Qu’à cela ne tienne, sa mentore l’incite à frapper à d’autres portes. Elle l’invite à prendre la parole lors d’un colloque, lui présente de nouveaux investisseurs, et, en coulisses, persuade certains bailleurs de fonds de reconsidérer son dossier. En septembre 2019, l’un d’eux prend les rênes d’une opération de financement. Victoire! La rondelette somme de 2 M$ sera recueillie.

Les entrepreneurs Michele Romanow, Kovitz et Bea Arthur avec une étudiante, Leen Li de Wealthsimple et le maire de Toronto John Tory au sommet Move the Dial 2018De gauche à droite : les entrepreneures Michele Romanow, Jodi Kovitz et Bea Arthur avec une étudiante, Leen Li de Wealthsimple et John Tory, le maire de Toronto, au sommet Move the Dial en 2018 (Photo photagonist.ca)

Les férues de sciences et de mathématiques qui ont l’étoffe d’un Bill Gates doivent surmonter maints obstacles, au premier chef celui du financement. Des études ont montré que les entrepreneures (insistons sur la syllabe muette) ne reçoivent qu’environ 2 % du financement par capital-risque. Et l’une de ces enquêtes fait ressortir que lorsqu’une femme présente son dossier, les investisseurs s’attardent à la gestion des risques, au plan de fidélisation et à la force de l’équipe, au lieu de se concentrer sur le leadership de la dirigeante. Les hommes, eux, seront invités à évoquer leurs espoirs, leurs rêves et leur plan de croissance. Dans l’univers des TI, les femmes à la tête d’une entreprise novatrice qui s’attaque à des problèmes d’envergure reçoivent une moindre part du financement, nous révèlent les statistiques; pour les femmes noires, les chiffres sont encore plus décevants. C’est dire à quel point avoir une compagne d’armes comme Jodi Kovitz peut tout changer, sachant que l’insuccès vous guette.

« Ce qui compte, ce sont les gestes d’entraide, les efforts accomplis pour donner un coup de main aux autres », explique Mme Kovitz. Quand elle présente sa mission, elle raconte souvent sa propre histoire afin de souligner les interventions des personnes qui lui ont mis le pied à l’étrier. Une forme d’échange; on intervient à son tour.

« Quand on accuse du retard, il faut faire des pas de géant pour le rattraper. »

« En l’absence de modèles, difficile de penser que c’est possible », fait observer Sabrina Fitzgerald de PwC, leader nationale, Technologies, et associée directrice, région Capitale nationale. « Quand on accuse du retard, il faut faire des pas de géant pour le rattraper. L’essentiel, c’est de voir des femmes s’épanouir dans les technologies, et Jodi est l’une de celles qui font avancer les choses. »

Mme Kovitz est une rassembleuse née. « Oui, c’est dans ma nature de favoriser les échanges, les liens. C’est l’un de mes talents. »

Un talent qui a mené son entreprise sociale sous les projecteurs et qui a convaincu des acteurs influents (tels que KPMG et PwC, ainsi que la CIBC, la TD et BMO, concurrentes certes, mais alliées dans leur démarche) de s’engager à faciliter l’avancée des femmes dans les technologies. Reste à voir à quel point le charisme de Mme Kovitz mettra la machine en marche.

En septembre dernier, j’ai rencontré Mme Kovitz dans son bureau de Toronto. Elle revenait de conférences Move the Dial à Londres et en Israël, où elle avait plaidé pour l’avancement des femmes en technologie. Enrhumée, fatiguée, boisson chaude à la main, elle m’a pourtant accordé toute son attention : je ressentais son énergie.

Mme Kovitz évoque la force des convictions alliées aux actions, et son bureau offre d’éloquents témoignages de son engagement indéfectible. On y trouve une affichette « Oprah 2020 ». La présidentielle américaine? Mais non! C’est plutôt un appel à l’univers pour qu’Oprah Winfrey accepte d’être la tête d’affiche du prochain sommet Move the Dial, un grand rendez-vous de réseautage où se réuniront conférenciers et experts. Au mur, l’image d’un ciel nocturne étoilé, observé à Toronto le soir du premier sommet. Un cadeau de son équipe, qui a écrit : « Pour changer le cours des choses, aux pensées doivent succéder des actions. À notre chef intrépide, affectueusement. »

Mme Kovitz était promise à un brillant avenir. L’une de ses figures marquantes sera sa grand-mère, Muriel Kovitz, première femme nommée chancelière à l’Université de Calgary, et première femme au conseil d’administration de L’Impériale, dans les années 1970. Jodi Kovitz se rappelle que sa grand-mère, de passage aux bureaux de la pétrolière à Toronto, l’emmenait dîner avec elle. Muriel Kovitz, qui portait fièrement son insigne de l’Ordre du Canada (reçu en 1977), discutait avec sa petite-fille de politique et d’affaires. De quoi nourrir une profonde conviction : oui, les femmes peuvent accomplir de grandes choses.

Jodi Kovitz s’était donné des objectifs ambitieux. D’abord avocate en droit de la famille pendant six ans, elle travaille ensuite cinq ans en développement commercial, mais elle veut aller plus loin. Elle prend alors les rênes d’AceTech Ontario (devenue Peerscale), un OSBL de réseautage en technologie. Un mandat qui la mène en Israël, où elle rencontre deux entrepreneures à la tête d’un fonds techno en plein envol qui projetaient un séjour aux États-Unis pour y collecter des capitaux. Mme Kovitz leur propose d’organiser un colloque pour les épauler, et décide d’adopter le thème « Move the Dial », c’est-à-dire « faire bouger les choses ». L’expression est restée. Le colloque aura lieu le 16 janvier 2017, à Toronto. On attendait quelques dizaines de participants, mais un millier répondent « J’y serai ». Vite, une salle plus grande! Mais rien n’y fait, l’affluence est telle qu’on doit refuser l’entrée à des intéressés de dernière minute. Mme Kovitz met cette réussite sur le compte des astres bien alignés : c’était cinq jours avant la Marche des femmes à Washington. Le début de la fin de la complaisance?

Kovitz et les membres de l'équipe Move the Dial à leur bureau de TorontoJodi Kovitz et l’équipe de Move the Dial, dans leurs bureaux de Toronto (Photo Katherine Holland)

D’après le rapport d’activité 2017 de Move the Dial (Where’s the Dial Now?), parmi les dirigeants des entreprises technologiques, on ne trouve en moyenne que 13 % de femmes. Plus de la moitié des technos canadiennes n’en comptent aucune à la direction; seulement 5 % de ces entreprises sont dirigées par une femme (6 % si l’on ajoute celles à deux cochefs de la direction). Les femmes ne représentent que 5 % des fondateurs en solo d’une entreprise technologique, et 8 % des membres de conseils d’administration dans le secteur (75 % des conseils sont constitués exclusivement d’hommes).

Le public s’interroge sur le manque de diversité dans les entreprises technologiques. Elles ont promis d’y voir. Pourtant, les rapports sur les géants comme Facebook, Google et Twitter montrent que rien n’a changé, à peu de chose près. Bien sûr, c’est une équation difficile à résoudre. Il ne suffira pas d’embaucher plus de femmes; il faut aussi transformer la culture d’entreprise, mettre en évidence le travail des pionnières, qui donnent l’exemple, et reconsidérer les éclairages apportés dans les médias. Car les récits déplorables relevant d’une culture d’exclusion, où les hommes serrent les rangs, circulent encore et toujours.

Ces derniers temps, les femmes ont dénoncé l’injustice : harcèlement, racisme, obstacles à l’avancement, efforts discrédités. En décembre 2019, l’Université de l’Arizona a versé 100 000 $ US de dédommagement à une professeure de chimie moins bien rémunérée que ses homologues masculins; c’était la deuxième poursuite du genre réglée par l’établissement l’an dernier. Riot Games, développeur de jeux vidéo de Los Angeles, accusé de sexisme, a réglé un recours collectif de 10 M$ US en 2019. En butte à des commentaires désobligeants, cantonnées dans des rôles subalternes, les plaignantes dénonçaient la mentalité misogyne qui rongeait l’entreprise.

Ces déconvenues ont un effet dissuasif sur les femmes, qui, une fois sur le marché du travail, boudent les sciences, les technologies, le génie et les mathématiques (STGM), même si les étudiantes se font plus nombreuses dans ces domaines. Selon Statistique Canada, en 2016, les femmes représentaient 34 % des diplômés en génie et autres disciplines scientifiques, mais seulement 23 % des travailleurs dans ces branches. Et à peine 66 % des femmes en première année d’un programme STGM en 2010 le suivaient encore ou l’avaient terminé cinq ans plus tard. Par ailleurs, on estime qu’au moment où les femmes accèdent à des postes de direction, il ne reste que 15 % de leurs consœurs qui avaient démarré avec elles. Un contexte qui ne passe pas inaperçu aux yeux des adolescentes et des jeunes femmes. Les Guides du Canada ont sondé des jeunes sur les inégalités hommes-femmes, et les conclusions sont éloquentes. Un quart des jeunes trouvaient que les filles étaient moins bonnes en sciences et en maths que les garçons, jugés aussi plus doués pour diriger. Ces préjugés découragent les filles.

Résolue à faire bouger la machine, Mme Kovitz entend s’attaquer illico à cet enjeu incontournable. Elle veut que les entreprises le comprennent : établir la parité est un objectif noble mais aussi rentable. Après tout, il y a pénurie de talents. En 2019, plus de 67 % des cadres déclaraient manquer de personnel, un frein à l’innovation. Un état de fait qu’on doit peut-être imputer à l’évolution rapide des attentes des travailleurs dans divers domaines, selon Jeanette Hill, directrice de projets principale, Perfectionnement et soutien des membres, à CPA Canada.

« On veut voir des femmes PDG et on s’attend à ce que les entrepreneures puissent recueillir des capitaux. »

Mme Hill et son équipe préparent un programme d’études approfondies sur la gestion et l’analyse des données, pour les CPA. « Nous voulons qu’ils sachent manier les données, afin qu’ils puissent progresser et que la profession garde toute sa pertinence. Nous travaillons également à l’élimination des préjugés sous-jacents », explique-t-elle.

Si Mme Kovitz réussit à amener les entreprises à faire mieux, c’est aussi parce qu’elle avoue avoir eu de la difficulté à ne pas se faire piéger elle-même par le manque de diversité. Elle a reconnu que ses premières recrues étaient des femmes à son image, et a pu constater à quel point les partis pris s’infiltrent dans les pratiques d’embauche. Contrite, elle a fait appel à un consultant afin de faire voler en éclats ses propres idées préconçues.

Sabrina Fitzgerald souligne que l’écart entre les sexes se creuse du côté des bailleurs de fonds et des investisseurs. Un problème générationnel : « Qui a financé les entreprises technologiques ces 10, 20 dernières années? Une cohorte de boomers masculins, donc d’envergure réduite. »

Depuis des dizaines d’années, les recherches montrent que les employeurs qui recrutent des femmes y gagnent; elles apportent une autre optique à la résolution de problèmes, et les profits montent en flèche. C’est sur cette bonne nouvelle que Mme Kovitz préfère se concentrer. « Je tends la main à tout le monde, j’adopte une perspective positive et optimiste. Oui, il reste des écarts à combler, mais tant d’occasions se profilent aussi. »

Montrer du doigt? Dénoncer sur la place publique? Non. Mme Kovitz tâche plutôt de collaborer avec les entreprises en vue d’y favoriser l’équité. Cet état d’esprit rassembleur a valu à Move the Dial une centaine de commandites et une trentaine de partenariats sectoriels et communautaires. L’organisation prodigue maints conseils sur divers sujets : initiatives d’inclusion, programmes de mentorat, embauche et fidélisation des employées, et les entreprises sont partantes. Un congrès en vue? Tiens, créons un « lounge techno » où seront invitées les femmes. Un programme relatif au leadership? Pourquoi pas. Investir des millions aux côtés d’entrepreneures? D’accord, on fonce. Mme Kovitz y voit un mouvement irrésistible; chambouler le statu quo, telle est sa devise. Car de grandes choses se préparent.

Le succès à court terme ne doit pas se résumer aux statistiques. « On veut voir des femmes PDG et on s’attend à ce que les entrepreneures puissent recueillir des capitaux. Mais pour ancrer ces améliorations, l’accueil des femmes devra s’intégrer à l’ADN du milieu. Au-delà des chiffres, changeons la donne », dit-elle.

C’est ce désir de faire du chemin, de mobiliser les intéressés, les hommes, les femmes, les Blancs, les Noirs, qui fait résonner avec éclat son message d’égalité dans les technologies. Et Claudette McGowan, chef, Technologies de l’information, à la BMO, d’expliquer : « C’est motivant de côtoyer des dirigeants des autres grandes banques et d’entreprises qui favorisent l’avancement des femmes dans le domaine. On vise une concurrence repensée, de concert avec la TD, la RBC et la CIBC, pour de nouvelles victoires, qui seront utiles aujourd’hui comme demain. Jodi a su créer la concertation; alors, peu importe où nous travaillons, ce qui compte, c’est l’effort collectif pour l’équité dans le secteur bancaire et ailleurs. »

Le problème de Jodi Kovitz, plaisante Caitlin MacGregor, c’est qu’elle mène sa barque seule. « Tout le monde aimerait la rencontrer, la connaître, participer, mais impossible d’être partout à la fois. » Si Mme Kovitz réussit à rassembler une armée d’émules, solidaires, qui lui emboîteront le pas, le changement deviendra réalité. C’est écrit dans le ciel.

FEMMES ET LEADERSHIP 

Si des progrès ont été réalisés en matière d'égalité des sexes, il reste encore beaucoup à faire. Découvrez le parcours exceptionnel de trois femmes d'affaires canadiennes. Voyez également comment réduire l'écart salarial hommes-femmes et pourquoi les organisations qui comptent davantage de femmes dans des postes de direction bénéficient d’avantages concurrentiels.