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Trois personnes travaillant comme une seule unité
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Magazine Pivot

L’apprentissage automatique ouvre une nouvelle voie à la lutte contre la criminalité financière

Les fraudeurs redoublent d’astuce, mais les juricomptables et les forces de l’ordre, soutenus par une législation plus stricte, sortent leurs armes. Qui l’emportera?

Trois personnes travaillant comme une seule unité L’analyse textuelle et l’apprentissage machine aident les juricomptables à canaliser leurs recherches. (Getty Images/shapecharge)

Le temps où les criminels commettaient leurs méfaits dans de sombres ruelles est révolu : ils sévissent désormais sous notre nez, installés dans leur bureau à domicile ou nichés au cœur des conseils d’administration. Si les escrocs redoublent d’imagination, il en va de même pour leurs ennemis. Le gouvernement fédéral et les institutions financières unissent leurs efforts face aux contrevenants, mais doivent aussi adapter leurs tactiques et stratégies aux nouvelles technologies exploitées et aux manœuvres furtives déployées.

L’analyse textuelle, qui consiste à trier des contenus écrits – courriels, notes ou textos –, s’avère fort utile. « La recherche lexicale passe à un niveau supérieur », explique Jack Martin, directeur, Analyse juricomptable des données, chez KPMG au Canada. L’outil cherche des mots clés dans une myriade de documents, propose des termes analogues et signale aussi s’il y a lieu d’abandonner la piste, faute de données probantes. « Vu la quantité d’information, il est parfois difficile de savoir s’arrêter », souligne l’expert.

On peut également établir la tonalité affective des textes : positive, neutre ou négative. Jack Martin a appliqué l’approche pour conduire un projet d’enquête sur le scandale financier Enron, dans le cadre du programme de maîtrise de gestion en analytique de l’Université McGill. Après avoir décortiqué une partie des courriels, l’équipe a pu déterminer quels échanges méritaient un examen approfondi. « Au lieu d’avoir à ratisser large, les enquêteurs ciblent leurs recherches », précise Jack Martin.

L’analyse de réseau, voilà une autre ressource qui permet de visualiser les relations à partir des communications textuelles. Elle peut aussi dévoiler des irrégularités dans les réseaux sociaux par rapport à la structure hiérarchique officielle, comme dans le cas des échanges où intervenaient le PDG d’Enron, Kenneth Lay, et son acolyte Tim Belden, l’un des courtiers, qui avaient en commun pas moins d’une douzaine de facteurs de communication. Un lien étroit et révélateur, puisque les transactions douteuses de Tim Belden sur les marchés de l’énergie, source de gains considérables pour Kenneth Lay et Enron, ont entraîné de lourdes pertes pour la Californie et joué un rôle clé dans le déclenchement de la crise énergétique qui a frappé l’État.

Le recours aux logiciels d’analyse de textes et de données pour conduire ces enquêtes figure parmi les méthodes les plus répandues. Or, Rob Fowlie, juricomptable et associé chez MNP, cabinet spécialisé en comptabilité, en fiscalité, en services-conseils et en gestion des risques, préconise l’emploi de technologies avant-gardistes, telles que l’apprentissage machine. « Une ressource essentielle pour non seulement réduire le risque de pertes qui découlent d’une fraude, mais aussi favoriser des investigations efficaces et approfondies. »

« L’apprentissage machine compte parmi les meilleures applications de détection des irrégularités. La méthode permet aux entreprises d’analyser les données, puis de les classer pour dégager des tendances et profils, et, ce faisant, de prévoir les résultats, explique-t-il. Par exemple, on peut appliquer les algorithmes à un système de remboursement des employés et de traitement des notes de frais pour déceler les fichiers PDF de fournisseurs altérés par la suite. Habituellement, les factures PDF sont des originaux. Une modification subséquente pourrait indiquer qu’il y a eu une demande de remboursement frauduleuse. »

« L’apprentissage machine aide les juricomptables à canaliser leurs recherches », précise Sue Ling Yip, spécialiste de la lutte contre le blanchiment d’argent et associée, Services-conseils, Gestion des risques et crimes financiers, chez KPMG au Canada. Ainsi, dans le cas d’un réseau de traite des personnes, on saisit dans le système des profils affiliés à des trafics antérieurs pour qu’il « apprenne » et puisse dresser des prévisions ou signaler des points à surveiller : série d’achats et retraits au guichet automatique pendant la nuit, virements électroniques fréquents, nombreuses réservations d’hôtel. L’apprentissage machine permet également de recueillir des renseignements pertinents en source libre, par exemple dans la presse. « L’information est triée et rassemblée. Puis, les juricomptables regroupent les indices susceptibles de faciliter le travail des forces de l’ordre. »

Zain Raheel, leader, Services de juricomptabilité et de soutien à l’intégrité, chez EY Canada, voit l’apprentissage machine comme une arme essentielle. Le cabinet a élaboré ses propres méthodes d’analyse : « On dissèque non seulement des chiffres, mais aussi ce qu’on appelle les données non structurées, le tout, à partir d’une bibliothèque maison de termes. L’approche nous aide à détecter d’éventuels problèmes. »

À ces mesures prises en réaction aux agissements des criminels, en aval, doivent venir s’ajouter des précautions en amont, qui contribueront, dit Rob Fowlie, à leur mettre des bâtons dans les roues. « L’évaluation des risques de fraude, voilà une stratégie fructueuse que mettront à profit les juricomptables pour protéger les entreprises contre les menaces internes et externes. » Adapté aux particularités de l’organisation, un tel diagnostic mettra au jour des vulnérabilités à la fraude, qui découlent, par exemple, de l’intégration de nouveaux clients.

« En collaborant avec la direction, le juricomptable repère les risques et détermine si les contrôles en place suffisent à prévenir ou à mettre en relief des cas de fraude précis », explique Rob Fowlie. Les entreprises, soutient-il, l’ont bien compris. « À l’échelle de la province, certaines organisations réalisent des évaluations des risques pour éviter d’éventuelles pertes. »

Les juricomptables ne se battent pas tout seuls. Les plus fins limiers se préparent eux aussi à affronter la nouvelle réalité. Karen Manarin, membre d’une des équipes intégrées de la police des marchés financiers (EIPMF) à la GRC, signale qu’on embauchera des enquêteurs formés en comptabilité pour faciliter la lutte contre la fraude et le blanchiment d’argent, ce qui apportera « de nouveaux talents multidisciplinaires ».

La GRC a récemment resserré les mailles du filet par la création, à la fin de 2020, des équipes intégrées d’enquête sur le blanchiment d’argent (EIEBA), présentes en Colombie-Britannique, en Alberta, au Québec et en Ontario. L’objectif? Forger des partenariats avec d’autres organismes d’application de la loi, avec l’ARC et avec le Groupe de la gestion juricomptable, fondé par Services publics et Approvisionnement Canada.

« Grâce aux renseignements recueillis par les EIEBA, la GRC retrouve, saisit, bloque et confisque les sommes illicites et non déclarées amassées par les groupes criminels, précise Karen Manarin. La création de ces équipes dans des centres névralgiques aide la GRC à concentrer ses efforts sur ce fléau. »

Cette évolution arrive à point nommé, car la hausse de la criminalité financière a récemment donné mauvaise presse au Canada. Encore en 2023, le pays ne figurait pas sur la liste des États où, selon le Groupe d’action financière (GAFI), ont été prises des mesures stratégiques anti-blanchiment, ce qui en fait une cible de choix pour les criminels enclins à profiter du flou de ses lois. Le Service canadien de renseignements criminels signale qu’environ 113 G$ seraient blanchis tous les ans, de Vancouver à Halifax.

Une situation déplorable, qui s’explique notamment par l’absence d’un registre national exhaustif pour indiquer qui possède et contrôle les sociétés fermées. Les blanchisseurs en profitent sans vergogne et se cachent volontiers derrière des sociétés-écrans.

CPA Canada préconise depuis longtemps le renforcement des obligations de déclaration sur la propriété effective, et des progrès ont été accomplis. Dans son budget de 2022, Ottawa annonçait la création d’un registre public de la propriété effective des sociétés sous réglementation fédérale, d’ici la fin de 2023.

À en croire Sanaa Ahmed, professeure de droit à l’Université de Calgary, « le registre ne nous renseignera guère sur les bénéficiaires effectifs, car la majorité des entreprises tombent sous la réglementation des provinces et territoires », qui édictent leurs propres dispositions en matière de constitution des sociétés. À noter, le registre sera évolutif, afin d’inclure les provinces qui souhaiteraient y adhérer.

D’autres experts, tels que Zain Raheel, pensent que le registre pourrait éliminer de lourdes entraves, qui nuisent aux enquêtes : « J’y vois un bel outil pour accroître la transparence et faciliter les investigations. »

« C’est une première étape marquante, ajoute Rob Fowlie. Et j’ai bon espoir que les provinces s’y mettront bientôt. »

Dans un contexte où les sociétés de financement et le gouvernement fédéral renforcent leurs défenses, il ne reste plus qu’à déployer des troupes sur le terrain. Fort heureusement, la juricomptabilité suscite un vif intérêt comme domaine d’études. À preuve, lancé en 2016, le programme de maîtrise en juricomptabilité de l’Université de Toronto à Mississauga (dix cours à temps partiel sur deux ans) se taille un franc succès.

« Le nombre d’inscriptions a doublé depuis sa création », observe Debby Keown, chargée du programme. Une réussite qui repose sur des cours où sont présentés « des scénarios qui expliquent comment étouffer dans l’œuf les manœuvres illicites ». Prévention de la fraude, cybercriminalité, traçage des actifs, les sujets abondent, et certains diplômés travaillent maintenant à la Banque mondiale et aux Nations Unies.

« Les juricomptables sont prisés », fait valoir Esther Young, qui enseigne à la Smith School of Business de l’Université Queen’s, à Kingston. « Les stratagèmes gagnent en subtilité et les enquêtes se multiplient, si bien que les entreprises sont à la recherche de conseillers de confiance. » Certains cours de l’école sont donnés par des juricomptables et des avocats.

Dans la même logique, le credo du transfert direct des savoirs par des praticiens est une des assises du programme d’enquête et de juricomptabilité du Collège Seneca, d’après son coordonnateur, Cameron McCaw. Né voilà 15 ans, ce certificat de deuxième cycle, réalisé en huit mois, évolue encore, et un cours sur la cybercriminalité viendra l’étoffer.

La fraude n’épargne personne, et les jeunes, eux aussi, sont dans la mire des escrocs. Selon le Sondage sur la fraude 2023 de CPA Canada, 63 % des 18-34 ans auraient été victimes de fraude, surtout par carte de crédit, contre 39 % pour les 35-54 ans. Afin de tenir les fraudeurs en échec, tactiques et technologies seront les armes à déployer.

LUTTE PERMANENTE

Consultez les nombreuses ressources de CPA Canada en matière de technologie et de lutte contre le blanchiment d’argent, et prenez connaissance du Sondage sur la fraude 2023. Voyez aussi quelles fraudes font actuellement les manchettes et pourquoi les CPA sont bien placés pour agir comme conseillers de confiance en cybersécurité.