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Un employé d’Amazon charge des provisions dans son auto
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Faire son marché en ligne : une tendance bien ancrée

Tout semble indiquer que l’appétit pour les services de livraison de repas ou de commandes d’épicerie ne s’estompera pas de sitôt.

Un employé d’Amazon charge des provisions dans son autoL’arrivée d’Amazon dans le secteur de la livraison de produits alimentaires frais va bouleverser le secteur. (Photo La Presse canadienne)

Un bébé qui arrive, un proche qui tombe malade, une pandémie qui fait rage. Quand on décide soudain de faire l’épicerie en ligne, c’est qu’on vit des bouleversements, nous apprend une étude de 2020 menée par le laboratoire de recherche analytique agroalimentaire de l’Université Dalhousie.

Si le commerce électronique (et les ventes d’aliments en ligne) avait le vent dans les voiles avant la COVID, le mouvement a été propulsé à des hauteurs stratosphériques par les confinements. Au Canada, les achats en ligne ont bondi de 2 G$ par mois, au bas mot, si bien que la moyenne par ménage est passée de 109 à 178 $, selon les données recueillies par PayPal pour 2021.

Il fallait s’y attendre, les ventes en ligne des détaillants en alimentation ont explosé. Seulement 19 % des Canadiens faisaient leur épicerie en ligne avant la pandémie, mais les chiffres ont vite monté. Confinement oblige, un mois plus tard, non moins de 30 % des consommateurs suivaient le mouvement, et le chiffre s’élevait à 49 % au bout d’un an.

Le cabinet de recherche eMarketer, qui en veut pour cause l’abandon du présentiel, souligne que 27 % des télétravailleurs et étudiants à distance faisaient leurs achats en ligne, contre 19 % de l’ensemble des adultes. L’arrivée en trombe du variant Omicron a fait reculer les consommateurs, qui se sont rabattus sur le virtuel, nouvelle solution de prédilection.

« Le coronavirus a bousculé à jamais les routines », convient Lola Kassim, qui dirige Uber Eats Canada. »

On a pris l’habitude de commander des repas de temps à autre et de se faire livrer des denrées en tout genre une ou deux fois par semaine. En dépit d’un certain retour à la normale, cette tendance, à l’évidence tout à fait positive pour Uber Eats, se maintient. »

Uber a pénétré le marché de l’épicerie en ligne peu après avoir acquis en 2020 une entreprise de livraison fondée il y a sept ans en Amérique latine, Cornershop. Uber a commencé par 19 villes en Amérique latine et au Canada. Désormais, ses clients torontois et montréalais, grâce à l’application Uber, passent leurs commandes chez de grands partenaires comme Walmart, Metro, Costco et Rexall.

Volet clé des activités, les livraisons représentaient plus de la moitié des déplacements recensés par Uber au T4 2021. Selon Lola Kassim, près de trois millions de consommateurs fréquentent la plateforme en ligne tous les mois pour se procurer certains produits alimentaires essentiels. Et ceux qui font appel à Uber Eats pour autre chose que des plats préparés commandent deux fois plus souvent que les autres clients (c’est-à-dire ceux qui ne commandent que des repas).

Lola Kassim explique que, pour l’année à venir, Uber Eats ambitionne de voir l’épicerie et les autres nouveaux marchés verticaux prendre de vitesse son service principal de livraison de repas. « L’essor du commerce électronique constaté en début de pandémie était inattendu, et certains, du jour au lendemain, ont été amenés à explorer les atouts des commandes en quelques clics. »

Il va de soi que le commerce électronique se généralise aussi à l’étranger. À en croire un rapport publié en mars par Adobe, en 2022, la population américaine dépensera en ligne la somme record de 1 000 G$. En 2021, trois catégories, à savoir l’épicerie, l’électronique et les vêtements, représentaient 41,8 % du commerce électronique, et la part réservée à l’épicerie se chiffrait à 8,9 %.

À l’heure où les choses reviennent peu à peu à la normale et où les commerces accueillent de nouveau une clientèle sur place, tout semble indiquer que les Canadiens continueront d’acheter des aliments en ligne.

« Je ne crois pas que la tendance s’inversera : on s’est habitué à la commodité »

On n’a guère de prévisions à se mettre sous la dent pour le Canada, mais McKinsey a laissé entendre en mars, dans un rapport sur le marché européen, qu’en 2030, entre 18 % et 30 % des achats d’aliments consommés à la maison seraient faits en mode virtuel.

Si les achats en ligne étaient auparavant l’apanage des familles jeunes et aisées des centres urbains, attirées par la commodité d’un panier livré à domicile, McKinsey rapporte qu’aujourd’hui, ils se généralisent pour les emplettes d’appoint. Viennent s’ajouter des adeptes chez les autres groupes démographiques, dont les générations mûres.

« Les marchés virtuels prennent forme. Les multiples propositions se recoupent à certains égards, mais les espaces virtuels finiront vraisemblablement par ressembler aux équivalents hors ligne, qui pourraient être remplacés ou supplantés », poursuivent les auteurs de l’étude.

À l’Université Dalhousie, des chercheurs ont avancé en 2021 que le secteur de l’alimentation au détail serait tout autre dans un environnement postpandémique. Un sondage auprès de 10 024 Canadiens a permis de confirmer que 22,2 % comptaient faire leurs achats en ligne régulièrement. Autre constat, une hausse des commandes à ramasser en voiture ou en magasin se profile.

De quoi réjouir les Loblaw, Empire, Metro, Walmart et autres colosses, qui investissent des centaines de millions de dollars dans le commerce électronique. À noter qu’un autre rapport de l’Université Dalhousie situe autour de 12 G$ les sommes mises en jeu sur le marché canadien des échanges en ligne.

D’après Bruce Winder, analyste torontois qui a signé le livre Retail Before, During & After COVID-19, les commandes en ligne croissent désormais moins vite qu’au plus fort de la pandémie, mais demeureront parmi les facteurs déterminants dont dépendra l’avenir des magasins d’alimentation.

« Je ne crois pas que la tendance s’inversera : on s’est habitué à la commodité », lance Bruce Winder, en ajoutant qu’on se déplacera probablement pour faire l’essentiel de ses courses, mais qu’on se procurera en ligne l’appoint, en cours de semaine. La pandémie a révélé quelques failles dans le système, surtout au début, quand la demande l’emportait sur l’offre et que les grandes enseignes peinaient à traiter les commandes à temps. De nets progrès sont observés depuis. « On commence tranquillement à éliminer les problèmes », précise-t-il.

Tout porte à croire que l’épicerie en ligne, un marché évalué à 3,6 G$ avant le coronavirus, se transformera en un vaste champ de bataille où lutteront pied à pied les divers acteurs des services alimentaires. S’y affronteront de grandes chaînes traditionnelles, des nouveaux venus comme Uber, et la spécialiste des services d’épicerie en ligne, Instacart.

Présente aux États-Unis depuis 2012 et chez nous depuis 2017 grâce à un partenariat avec Loblaw, Instacart compte maintenant parmi ses fournisseurs partenaires des grands détaillants tels Loblaw, Pharmaprix-Shoppers Drug Mart et Walmart, auxquels s’ajoute une ribambelle d’acteurs de moindre envergure comme Pusateri’s et Organic Garage. En quête de diversification, Instacart a annoncé en janvier 2022 une entente avec le détaillant de fournitures d’art et d’artisanat Michael’s.

Ces derniers mois, des services de livraison ultrarapide (un quart d’heure en secteur urbain) comme Tiggy et Ninja Delivery ont fait leur entrée au Canada. Ils stockent dans des entrepôts à échelle réduite de petites quantités de produits courants : viande, œufs, articles en papier.

« La gratification immédiate est à l’ordre du jour, et il en va de même pour le commerce électronique. »

Comme sous-ensemble inédit de l’univers en ligne, la livraison ultrarapide, déjà ancrée sur nombre de marchés européens, progresse chez nos voisins du Sud, surtout dans les métropoles qui s’y prêtent. On pense à New York, au dense tissu urbain.

« On crée quelque chose qui séduit, la viabilité économique n’est jamais un mirage », fait valoir le cofondateur et chef de la direction de Ninja Delivery, Wesley Yue, qui situe son entreprise à mi-chemin entre le dépanneur et l’épicerie. À ceux qui doutent de la pertinence d’un service de livraison d’aliments en 10 minutes, il rappelle le scepticisme que suscitait à une certaine époque la simple idée d’un achat en ligne.

Bruce Winder, lui, pense que ce type de service accéléré restera marginal dans un avenir prévisible, mais pourrait intéresser les consommateurs habitués à faire leurs commissions en ligne.

« La gratification immédiate est à l’ordre du jour, et il en va de même pour le commerce électronique. Vu l’évolution des canaux virtuels, chacun augmente la mise. On livre en cinq jours, puis deux, puis, pourquoi pas, en moins de vingt-quatre heures, et, dernier retranchement, en quelques heures à peine. »

De fait, entrepreneurs et investisseurs injectent des sommes considérables dans ce nouveau créneau. Ninja a récemment mobilisé 2,8 M$ pour percer non moins de dix marchés en Ontario et en Colombie-Britannique, dès cette année, et entend ajouter 1 100 produits à un assortiment qui en compte déjà 1 400.

D’après PitchBook, qui scrute les flux de capitaux, la montée en flèche de la demande a occasionné une ruée vers l’or l’an dernier, si bien que plusieurs entreprises en démarrage ont réussi à récolter 100 M$, voire davantage. Les analystes de Bloomberg estiment que les entreprises de livraison rapide ont attiré 9,7 G$ US en capital-risque l’an dernier, même si elles n’hésitent pas à réduire fortement leurs prix pour séduire et fidéliser des clients.

Cela dit, les jeunes pousses ne sont pas seules à parier sur le principe du supermarché virtuel. En 2020, Empire, qui est propriétaire des chaînes Sobeys, Longo’s et IGA, et qui a lancé le Projet Horizon, s’est donné trois ans pour devenir un chef de file de l’épicerie en ligne au Canada.

Après avoir dévoré l’an dernier pour 375 M$ la chaîne torontoise Longo’s (qui a fait figure de pionnière en créant il y a près de 23 ans le service d’épicerie en ligne Grocery Gateway), Empire s’attend à tirer des canaux virtuels une manne de 500 M$ par année.

Elle mise principalement sur Voilà, un service fondé sur une technologie de la britannique Ocado, partenaire de chaînes d’épiceries du monde entier, dont Kroger (États-Unis), Morrisons (Royaume-Uni) et Coles (Australie). Grâce à de vastes centres de stockage et de distribution robotisés, Voilà promet un taux d’exactitude des commandes de 99,6 % et un taux de livraison à temps de 98,6 %.

Implanté dans l’agglomération torontoise en juin 2020, peu après l’irruption de la COVID, Voilà a vite connu un franc succès. En avril 2022, Empire a annoncé l’ajout d’Ottawa aux zones desservies en Ontario et au Québec. Il y a quelques mois, l’entreprise a dit vouloir construire un centre de distribution aux consommateurs à Vancouver (son quatrième site en Colombie-Britannique), en vue d’offrir l’épicerie en ligne dès 2025 dans la province.

Ambitieuse, Empire assure que ses centres en Ontario, au Québec, en Alberta et en Colombie-Britannique seront à la disposition de 75 % des ménages, et qu’elle pourra absorber 90 % de la demande de produits d’épicerie en ligne. « Nous sommes convaincus que le traitement centralisé reste une solution rentable à grande échelle, et que Voilà sera le numéro un au pays », dit-elle.

Pour sa part, Walmart Canada investira 3,5 G$ dans son infrastructure, notamment pour raffermir l’assise du commerce électronique. L’enseigne a ouvert en septembre un centre d’expédition de 430 000 pi² près de Calgary afin d’offrir la livraison en deux jours à 61 % des Canadiens.

Principale chaîne aux États-Unis, Walmart pourrait révolutionner le marché au Canada, estime Bruce Winder. « Elle est résolue à s’imposer. »

Et l’analyste n’oublie pas Amazon. Il nous prévient que si le mastodonte du commerce de détail en ligne, pour ses activités au Canada, s’est limité à certains produits alimentaires non périssables, tout mouvement de sa part vers les produits frais changera la donne.

Selon un rapport publié en 2021 par Edge Retail Insight (division d’études de marché du cabinet-conseil en commerce électronique Edge by Ascential), Amazon devrait voir ses ventes d’aliments et de boissons doubler en cinq ans. Ses ventes de produits comestibles devraient croître de 13 % par an jusqu’en 2026, pour atteindre 26,7 G$. De quoi talonner le géant chinois de la vente en ligne, Alibaba, et ses 34,2 G$.

Comme ils gardaient pour eux 40,3 % du chiffre d’affaires au détail en 2021, les supermarchés et les commerces de quartier demeureront le principal canal du secteur. Mais ils devraient voir leur part du gâteau diminuer pour s’établir à 39,2 % d’ici quatre ans, au profit des plateformes virtuelles et des magasins à escompte.

EFFETS SECONDAIRES

À l’instar de l’essor de l’épicerie en ligne, l’utilisation généralisée du code QR est une autre tendance née durant la pandémie et qui durera. De plus, que faire de tous les masques jetables qui s’accumulent dans l’environnement?