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Corps de guitare Daddy Mojo Electrics fabriqués à partir de boîtes à cigares récupérées.
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Magazine Pivot

Les luthiers doivent répondre à une demande en hausse sans sacrifier leurs traditions

Des facteurs de guitares qui passent au bois durable et un engouement pour les instruments d’ici, voilà qui résonne bien à nos oreilles.

Corps de guitare Daddy Mojo Electrics fabriqués à partir de boîtes à cigares récupérées.Les idées de design de Lenny Robert, de Daddy Mojo Electrics, à Montréal, ne sont pas étrangères à sa formation en beaux-arts; il s’est déjà inspiré des vieilles guitares de blues fabriquées à partir de matériaux de récupération. (Photo Alexi Hobbs)

Cloîtrés entre quatre murs, nous cherchons de nouveaux passe-temps et renouons avec des activités pratiquées il y a des années, mais négligées depuis. Rien d’étonnant, donc, à voir que la guitare a la cote. Tous les records de vente ont été fracassés en 2020. Que la demande vienne de novices qui osent s’y initier ou de musiciens accomplis qui n’attendent qu’un prétexte pour enrichir leur collection, les luthiers n’ont pas chômé. 

La qualité supérieure des guitares nord-américaines, reconnue sur tous les continents, a favorisé la croissance du marché canadien. La confrérie des luthiers se porte bien et les écoles de lutherie forment des dizaines de diplômés, année après année. 

Pourtant, comme le fait valoir Mike Kurkdijan, fondateur de Prestige Guitars à Vancouver, le marché de la guitare n’est pas dénué de paradoxes. « Peu connus au Canada, des ateliers comme le nôtre jouissent souvent d’une réputation bien établie à l’étranger. » 

Le québécois Godin, qui domine le marché canadien, propose des marques connues comme Seagull et Simon & Patrick. De ses ateliers à grande échelle sortent quelque 200 000 instruments par an. 

Un écart notable sépare Godin des autres luthiers canadiens, puisque Prestige, au second rang, ne compte que six employés, dont M. Kurkdijan, pour une production annuelle plutôt modeste d’environ 3 500 guitares. En fait, il est difficile de percer le marché, car le principal détaillant, Long & McQuade, a négocié des ententes de distribution avec de grandes marques américaines, dont les légendaires Gibson et Fender. Si la chaîne offrait des instruments canadiens d’artisans moins connus, elle risquerait, en théorie, de perdre de juteux contrats de distribution. 

N’empêche, les Canadiens possèdent un atout précieux. Quoi donc? Le bois. Évidemment. 

« La matière première, ce sont nos forêts », poursuit M. Kurkdijan. De fait, érables, cèdres et épinettes font chanter les plus célèbres marques de guitares. 

Prestige s’approvisionne au moulin Bow River Wood to Works, en Colombie-Britannique. Une fois le bois séché dans son propre entrepôt, Prestige expédie en Corée du Sud les précieuses planches, où une forme de guitare a déjà été dessinée. Elles y seront découpées et usinées, puis préparées à recevoir les composants électriques, travail qui sera accompli dans l’atelier de Prestige. Ne resteront que les touches finales, comme la peinture et autres derniers gestes. « De quoi produire à vive allure sans contraintes lourdes de main-d’œuvre, de machinerie, de superficie. »

Collage d'images : Mike Kurkdjian, fondateur de Prestige Guitars, dans la salle d'exposition de la société à Vancouver. Lenny Robert, fondateur de l'entreprise montréalaise Daddy Mojo Electrics, à son poste de travail. Les frères jumeaux Nick, à gauche, et Tim Frank dans l'atelier de la Frank Brothers Guitar Company à Toronto. Un luthier de l'entreprise Prestige Guitars de Vancouver cordant une guitare nouvellement produite.Dans le sens horaire, du coin supérieur gauche : Lenny Robert, fondateur de Daddy Mojo Electrics (Photo Alexi Hobbs); Mike Kurkdijan, fondateur de Prestige Guitars (Photo Jennilee Marigomen); un luthier de Prestige Guitars procède à la pose des cordes, dernière étape de la fabrication d’une guitare (Photo Jennilee Marigomen); les jumeaux Nick (à gauche) et Tim Frank, dans leur atelier FBGC de Toronto. (Photo John Cullen)

Lenny Robert, de Daddy Mojo Electrics, à Montréal, se procure lui aussi des bois d’ici et d’ailleurs auprès de Wood to Works. Formé aux beaux-arts, l’artisan fabrique des instruments uniques, entre autres, une gamme de guitares dont la caisse (c’est le cas de le dire) est faite d’une boîte de cigares récupérée. Un grand succès, confirmé par des pointures de la trempe de Ron Wood (The Rolling Stones) et de Jack White (The White Stripes). 

Comme tous les luthiers, M. Robert a vu le marché se réorienter ces dernières années. Un virage vert s’est opéré. En 2017, l’adoption de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) est venue mettre un frein au commerce illicite du palissandre (le bois de rose). Un bois précieux issu de coupes sauvages, notamment au Brésil, et long - temps prisé par les ébénistes comme par les luthiers, qui l’affectionnent pour confectionner le manche et la touche des guitares. 

« L’adoption de la Convention a créé une synergie et éveillé la conscience collective, d’où un virage vers l’approvisionnement durable », explique M. Robert, en ajoutant que les restrictions ont amené les luthiers à faire l’essai de nouveaux matériaux et techniques. Lui-même s’est mis à torréfier les manches en érable, pour assécher le bois et en foncer la cou - leur. Il a récemment osé substituer au palissandre et à l’ébène du papier et des composites de résine. 

Mike Kurkdijan, de son côté, ne s’est pas fait prier pour entrer dans la danse, surtout que Prestige a déjà entrepris un projet de reboisement avec B.C. Parks : un arbrisseau planté par guitare fabriquée. Finis les manches en palissandre, remplacé par le pau ferro (aussi appelé morado), une essence bolivienne dont le commerce est réglementé par l’État. « À l’œil et au toucher, on jurerait du palissandre. » 

Certaines restrictions ont été levées en 2019, mais la plupart des luthiers persistent et signent. Point de marche arrière, le tournant écologique est bel et bien pris. À Toronto, la Frank Brothers Guitar Company (FBGC) crée une centaine de guitares électriques par année, la plupart sur commande, certaines en acajou récolté en forêts sous gestion durable, au Mexique. 

« On ne fabrique pas des tables de salle à manger, mais on doit quand même réfléchir à l’approvisionnement durable », souligne Tim Frank, en précisant que les forêts « sont gérées par les villageois, qui remplacent à mesure les arbres abattus, dans une logique de pérennité ». 

Reste à voir si tous les luthiers de ce monde cesseront de travailler le si précieux palissandre. L’adoption de matériaux inédits n’a certes pas éloigné les clients. Au Canada, la fabrication d’instruments à cordes dégagera un chiffre d’affaires d’environ 88 M$ en 2021, qui devrait croître de 5,8 % par an entre 2021 et 2025. 

TENDANCES

Depuis le début de la pandémie, les ventes de jumelles ont le vent en poupe à la faveur des activités de plein air et les casse-têtes et autres jeux à l’ancienne sont de retour.