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Portrait du CPA Dave Angot
Articles de fond
Magazine Pivot

Le Canada doit mieux protéger les lanceurs d’alerte

Pour lutter contre les crimes financiers, évitons de pénaliser ceux qui les dénoncent.

Portrait du CPA Dave AngotDave Angot, CPA, a aidé à mettre au jour une fraude à l’assurance de plusieurs millions de dollars à Saint John, au Nouveau-Brunswick. (Photo Riley Smith)

En septembre 2019, lorsqu’un lanceur d’alerte a accusé Donald Trump d’avoir demandé une contrepartie illégale à son homologue ukrainien, le président américain et ses partisans ont fait des pieds et des mains pour connaître l’identité de l’intéressé. Grâce aux solides garanties offertes aux dénonciateurs aux États-Unis, son nom est demeuré inconnu. Ailleurs dans le monde, cependant, ceux qui s’expriment sur des actes condamnables se retrouvent souvent en mauvaise posture.

Le Canada ne fait pas exception. Pire encore, selon les experts, parmi les démocraties semblables, le pays figure dans le cortège des cancres. Sa législation concernant la protection des divulgateurs est « tournée en dérision à l’international, voire qualifiée de publicité mensongère », déplore Tom Devine, directeur juridique du Government Accountability Project (GAP) à Washington.

M. Devine fait référence à la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles (LPFDAR) de 2007, première en son genre au pays, loi qui stipule qu’un commissaire à l’intégrité sera mandaté pour recevoir les griefs des fonctionnaires fédéraux victimes de représailles, entendus ensuite par un tribunal particulier. Une belle idée en théorie, un échec en pratique. En 10 ans, le tribunal n’a accueilli que 8 causes, et une seule plaignante a eu la ténacité d’aller au bout des procédures. Elle a perdu son procès.

Dans le privé, c’est pire. Depuis 2004, l’article 425.1 du Code criminel rend l’employeur qui exercerait des représailles passible de cinq ans de prison, mais, à la connaissance de David Hutton, chargé de recherche à la Whistleblowing Initiative du Centre for Freedom of Expression de l’Université Ryerson, la disposition n’a jamais été appliquée. « Celui qui sonne l’alarme n’a aucun recours contre ceux qui tirent les ficelles; c’est à la police d’intervenir. Mais par définition, le divulgateur révèle un secret que le pouvoir en place ne veut pas ébruiter; alors, difficile de croire que les forces de l’ordre voleront à son secours. » 

En 2018, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario a versé 7 500 000 $ à des divulgateurs.

Chaque province a ses propres lois, ce qui aggrave le problème. Pour qui souhaite dénoncer un délit, difficile de savoir comment s’y prendre et quelles protections sont offertes, vu les disparités entre les cadres législatifs. M. Hutton précise que la législation provinciale tend à se couler dans le moule de son pendant fédéral, si lacunaire soit-il.  

En l’absence de lois visant à dissuader les autorités d’exercer des représailles contre les divulgateurs, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a résolu en 2016 de verser une récompense aux dénonciateurs. En 2018, elle avait reçu environ 200 signalements. Un an plus tard, elle avait remis 7,5 M$ à trois informateurs. Impossible de savoir dans quelle mesure on les a mis à couvert des menaces, toutefois. Pour M. Hutton, ces largesses ne sont pas synonymes de protection : « Qu’adviendra-t-il de votre carrière si vous êtes mis à l’index? Toutes les portes se fermeront. » 

En l’absence de garanties solides pour protéger les divulgateurs, sociétés et administrations publiques se privent de sources essentielles. Selon un rapport de 2018 de l’Association of Certified Fraud Examiners des États-Unis, 40 % des fraudes au travail sont signalées par des indicateurs anonymes; environ la moitié sont des employés.

L’Association canadienne de normalisation, dont les lignes directrices aident les entreprises à mettre en place des procédures de divulgation, cite des études qui prouvent qu’une « culture de la parole » suscite la confiance en la direction et peut accroître les bénéfices. L’avantage pour les hauts dirigeants? « Ils évitent qu’un scandale retentissant éclate autour d’une affaire dont ils ignoraient l’existence », ajoute M. Hutton. Une affaire qui pourrait valoir à certains de croupir derrière les barreaux.

Compte tenu des risques, on ne s’étonnera pas que les témoins de manœuvres louches décident de garder le silence. N’écoutant que son courage, Dave Angot, CPA, a aidé à mettre au jour une fraude à l’assurance de plusieurs millions de dollars à Saint John, au Nouveau-Brunswick. En 1998, il devient directeur des finances dans une société d’assurances et de services financiers, et commence par examiner les écritures récentes, où il relève quelques opérations suspectes, comme la souscription d’une police à six chiffres pour un petit entrepreneur. Creusant plus avant, il se rend compte que chaque transaction problématique mène à la même agence. « J’ai d’abord pensé à quelques comptes douteux, à un stratagème pour couvrir des pertes à court terme. » 

« Le socle d’une carrière, ce sont les compétences décisionnelles et l’éthique. Ne les trahissons pas. »

Mais M. Angot a fini par constater que ces faux comptes cachaient une fraude orchestrée par le principal client de son employeur, un homme d’affaires respecté. Le conseil d’administration, qui ne voulait pas risquer la ruine, a intimé à M. Angot de se taire. Ce dernier a refusé de se laisser bâillonner. « J’estimais que tous les intéressés avaient le droit à la vérité, sans délai. Un employé de 70 ans, qui a investi dans l’entreprise, a le droit d’être mis au courant lui aussi. »

Le pari de M. Angot et les deux années de calvaire qui ont suivi ont mené à une condamnation. Mais nombre de divulgateurs ne peuvent en dire autant. Encore plus nombreux sont ceux qui n’oseraient jamais prendre le risque de vivre un tel enfer. « Je craignais de perdre mon travail, que mon parcours professionnel s’en ressente. » Ne pas souffler mot? Fermer les yeux? Jamais. « L’emploi occupé n’est pas votre seul atout; le socle d’une carrière, ce sont les compétences décisionnelles et l’éthique. Ne les trahissons pas. »

Pour l’heure, ce sont les États-Unis qui protègent le mieux les divulgateurs. Si le cadre de protection des fonctionnaires – premier au monde, instauré en 1978 – subit aujourd’hui certaines interférences politiques, le pays compte une soixantaine de lois qui défendent les travailleurs. « Sauf exception, pour tout le secteur privé et tous les entrepreneurs de l’État, des pratiques exemplaires garantissent la liberté d’expression », explique M. Devine.

Le Royaume-Uni n’est pas en reste. La Public Interest Disclosure Act (PIDA) de 1998, qui lui a valu des éloges, protège les divulgateurs contre le licenciement et autres mesures de rétorsion. Surtout, outre les fonctionnaires, tous les employés peuvent s’en prévaloir, qu’ils travaillent pour une entreprise ou pour une œuvre de bienfaisance. 

D’après M. Devine, l’Union européenne sera le prochain porte-étendard de la protection des divulgateurs. 

Il y a quelques mois, une directive européenne, qu’appliqueront dans les deux ans l’ensemble des pays membres, a apporté des aménagements inédits : garantie d’une procédure équitable, aide juridique pour les plaignants, protection contre la responsabilité pénale ou civile si le dénonciateur rompt une entente de non-divulgation et recueille des preuves, inversion de la charge de la preuve qui oblige l’employeur à prouver que les mesures prises à l’égard de l’intéressé n’étaient pas des sanctions. M. Devine parie que le reste du monde suivra l’exemple de l’Europe. « Nous vivons une révolution quant à la liberté d’expression, du moins sur le plan juridique. »

Samantha Feinstein, directrice adjointe du volet international du GAP, qui se penche sur l’efficacité des lois sur la divulgation, estime qu’une centaine de pays offrent une certaine protection à une fraction de la population active. « Mais les lanceurs d’alerte ne gagnent leur cause qu’une fois sur quatre, même s’ils passent au travers des contestations procédurales et qu’une autorité reconnaît que leurs droits ont été bafoués. Dans les grands pays comme les États-Unis, 9 plaignants sur 10 seront déboutés »

La procédure de destitution engagée contre le président Trump a mis la protection des divulgateurs sur le devant de la scène, et M. Hutton espère que la question continuera à attirer l’attention dans les secteurs public et privé. « Certaines banques et compagnies d’assurance prétendument réputées usent de stratagèmes pour escroquer leurs clients. Il y a des entreprises qui polluent l’environnement, d’autres qui commercialisent des médicaments nocifs, voire mortels. » Les dénonciateurs font office de rempart : « Ils mettent un frein aux visées des entreprises cupides, sans scrupules, et remettent dans le droit chemin les administrations publiques, où sévissent parfois l’incompétence ou la corruption. »

— Avec la collaboration de Matthew Halliday

Cet article a été modifié le 3 juillet 2020 par rapport à la version originale publiée.

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