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Portrait de Peter German
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Magazine Pivot

Combat sans merci pour Peter German

Regard sur la croisade d’un ancien sous-commissaire de la GRC.

Portrait de Peter GermanLe mémoire Dirty Money et sa suite de mars 2019 ont provoqué une onde de choc. Politiciens, juristes, cadres, policiers ont réagi. M. German a fait ressortir à quel point l’argent sale s’est infiltré dans de nombreuses industries. (Photo Troy Moth)

Vêtu sobrement, l’homme s’approche de la cabine du caissier d’un casino de la Colombie-Britannique. Flanqué d’agents de sécurité, il fait glisser lestement son sac en tissu rouge sous la vitre du guichet. La caissière en déverse le contenu sur le comptoir : des liasses de billets de 20 $. Elle les aligne en rangées égales et commence à compter. La somme, 250 000 $ au bas mot, sera échangée contre des jetons, puis encaissée sous forme de grosses coupures et de chèques. Tour de passe-passe : l’argent sale devient propre, propre comme un sou neuf. 

La vidéo incriminante (simple exemple parmi de multiples opérations du même acabit réalisées sous le manteau depuis dix ans) a été présentée au lancement de Dirty Money, un mémoire explosif sur le blanchiment d’argent dans les casinos britanno-­colombiens. À la conférence de presse tenue en juin 2018 à Vancouver, l’auteur, Peter German, avocat et ancien sous-commissaire de la GRC, explique que les sommes proviennent du trafic d’opioïdes. « Les banques ne mettent pas d’élastiques autour des liasses. »

Le mémoire Dirty Money et sa suite de mars 2019 ont provoqué une onde de choc. Politiciens, juristes, cadres, policiers ont réagi. M. German a fait ressortir à quel point l’argent sale s’est infiltré non seulement dans l’industrie du jeu de la province – quelque 100 M$ auraient transité par les casinos –, mais aussi partout où l’on échange de fortes sommes en liquide. En 2018, 5 G$ auraient été blanchis dans l’immobilier, facteur qui aurait provoqué une hausse de 5 % du prix moyen d’une résidence à Vancouver. Le secteur automobile lui non plus n’échappe pas à la fraude. L’expert évoque la combine : un malfrat se présente chez un concessionnaire avec 200 000 $ en espèces, et repart au volant d’une voiture de luxe. Interrogé par sa banque, le concessionnaire dira que le client a réglé en liquide. Tout simplement. Et la banque de se contenter de cette réponse.

Le constat le plus alarmant? Ces crimes restent largement impunis. Les casinos ont beau avoir consigné les transactions douteuses, aucune suite n’a été donnée par les autorités. D’après Kevin Hackett, ancien commissaire adjoint de la GRC, le mémoire, simple « instantané dans le temps », n’offre qu’un aperçu du fléau. À noter qu’on parle de blanchiment d’argent dans 8 des 40 dossiers prioritaires de la GRC, en Colombie-Britannique, et que le corps policier prête main-forte à divers organismes d’enquête canadiens et internationaux.

Vidéo encore de l'argent dans un B.C. casinoDans un casino de Colombie-Britannique, 250 000 $ d’argent sale sont échangés en jetons, puis encaissés, et ainsi blanchis. (Avec l’autorisation du gouvernement de Colombie-Britannique)

Complexe et coûteux à combattre, le problème persiste. Il scandalise moins que d’autres méfaits. De simples échanges de billets de banque, un crime sans victime... « Détrompez-­vous », insiste M. German, qui évoque le manque à gagner pour le fisc et la remise en circulation des pots-de-vin, des fonds détournés et de la vente de drogues illégales, mais aussi un drame déchirant : « Des milliers de parents ont perdu un enfant, terrassé par le fentanyl, l’héroïne, la cocaïne. »

Devant les conclusions de Dirty Money, la Colombie-Britannique a annoncé en mai dernier le lancement d’une enquête publique sur le blanchiment d’argent, menée par la commission Cullen, investie de pouvoirs étendus. Cette dernière pourra contraindre les témoins à s’exprimer et recueillir davantage de preuves que M. German. La commission analysera différents secteurs d’activités, comme le droit et la comptabilité, qui sont autorégulés au niveau provincial. Actuellement, les comptables et les cabinets comptables ont des obligations de signalement en vertu de la législation fédérale sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Le mandat de la commission indique qu’elle devra formuler les recommandations qu’elle considère « nécessaires et souhaitables » en ce qui a trait à la réglementation de certains services professionnels, dont font partie le droit et la comptabilité. Les déclarations d’ouverture ont été prononcées en février; les audiences principales débuteront en septembre. 

L’enquête aura toutefois ses limites, car le blanchiment d’argent n’est as circonscrit à la province. Partout où les criminels sévissent, on blanchit de l’argent sale. Selon une étude de suivi sur les tractations dans l’immobilier, signée par Maureen Maloney de l’Université Simon Fraser, 47 G$ auraient été recyclés au Canada en 2018. En 2015, les problèmes ont été jugés les plus marqués en Alberta (10,2 G$) et en Ontario (8,2 G$). Selon M. German, nul ne prétend connaître les véritables chiffres.

« Il fait bon vivre au Canada, et les criminels s’y plaisent : ports et aéroports, proximité des États-Unis, diversité ethnique, banques et infrastructures de communications, tout est là. Les réseaux mafieux sont bien implantés, et les sanctions pénales sont loin d’être écrasantes; on pardonne volontiers, et les enquêtes sur les délits financiers sont difficiles à mener. » Art Vertlieb, avocat lui aussi, fréquente M. German depuis longtemps. Il exhorte tous les ordres de gouvernement à agir : « Véritable cancer, la corruption érode le tissu social, pèse sur l’appareil judiciaire et ronge l’économie. »

Dans la foulée du mémoire Dirty Money, le budget fédéral de 2019 a prévu 200 M$ sur 5 ans pour lutter contre le blanchiment d’argent. On veut créer un groupe de travail et mieux outiller la GRC. Soit, mais M. German soutient qu’il faut faire plus. Par le passé, sous les pressions d’autres pays, le Canada a remanié ses lois et affecté davantage de ressources à l’éradication du problème. « On peut le déplorer, mais c’est peut-être le seul vrai déclencheur. Tout est question de volonté politique, et il faut que l’appareil gouvernemental suive le mouvement. Au Canada, on coule des jours paisibles, et certains préfèrent fermer les yeux. » À en croire M. German, l’heure a sonné, et le réveil sera brutal.

Il fait bon vivre au Canada : les criminels s’y plaisent, d’autant plus que les sanctions pénales sont loin d’être écrasantes.

Chaleureux et modeste, l’expert se tient droit comme un i. Après tout, il a fait ses classes à la GRC. Mais à 68 ans, il a son franc-parler. M. German, fort occupé, pratique le droit, prodigue des conseils sur la criminalité financière et la justice pénale, préside le Centre international pour la réforme du droit criminel de l’Université de la Colombie-Britannique, a publié l’ouvrage Proceeds of Crime and Money Laundering, qui fait autorité (paru en 1998, mis à jour six fois par an), et mène une vie de famille bien remplie (lui et son épouse, qui travaillait aussi pour la GRC, ont deux grandes filles). 

Né à Vancouver en 1952, le jeune homme, devenu policier, a travaillé dans des villages pas forcément paisibles de la région atlantique. Puis il fait son droit et pratique à Prince George (C.-B.). Retour au corps policier en 1986, où il enchaîne les promotions et devient commissaire adjoint (tout juste sous le plus haut échelon). Parallèlement, ce fonceur décroche cinq diplômes universitaires, dont un doctorat en droit, sans presque jamais quitter le service actif. Ses proches le disent curieux, ambitieux et infatigable. « Il dort quatre ou cinq heures chaque nuit; sinon il travaille et envoie des courriels à toute heure », explique John Dickson, avocat, ancien de la GRC. 

Selon les collègues de M. German, sa droiture et son redoutable instinct de limier lui ont valu de conduire avec doigté certaines enquêtes en vue, des plus sensibles. Son travail n’a pour ainsi dire jamais été entaché d’allégation de partialité. Au début des années 1990, il a mené l’enquête Bingogate (C.-B.), sur une escroquerie qui faisait passer les recettes de prétendues loteries de bienfaisance dans les coffres du NPD, alors au pouvoir. Un scandale qui a entraîné l’écroulement du gouvernement. Six ans après, on a fait appel à lui pour former l’équipe qui allait rouvrir l’affaire Airbus, la première enquête ayant tourné au vinaigre (des bonzes du Parti conservateur auraient reçu des pots-de-vin pour l’achat d’avions Airbus par Air Canada, alors société d’État). Un acteur clé du scandale, Karlheinz Schreiber, sera arrêté, extradé en Allemagne et accusé de fraude, de corruption et d’évasion fiscale.

Si David Eby, procureur général de la Colombie-Britannique, a chargé M. German de faire enquête, c’est en raison de sa réputation d’impartialité. « Le moindre soupçon d’accointances avec le NPD aurait terni les constats. » Le travail de Peter German est irréprochable, ajoute Ernie Malone, autrefois surintendant principal à la GRC et comptable, qui a côtoyé l’enquêteur. « Peter, c’est l’intégrité incarnée. »

Peter German et B.C. Le procureur général David Eby lors de la première conférence de presse de presse de Dirty Money en 2018Peter German (à gauche) et le procureur général de la Colombie-Britannique, David Eby, lors de la conférence de presse à la parution du mémoire Dirty Money, à Vancouver en juin 2018. (Photo La Presse canadienne)

De mémoire met en évidence le raffinement de nouvelles ruses. On y présente en détail le « modèle de Vancouver », terme inventé par John Langdale, professeur à l’Université de Macquarie en Australie, pour désigner les manigances de contournement des dispositions restrictives établies par la Chine en vue de juguler les sorties de fonds. Un ressortissant chinois vire des fonds (licites ou illicites) à un banquier clandestin sur place. Le fraudeur prend un vol pour Vancouver, où il rencontre le complice du banquier, qui lui remet son pécule, généralement en billets de 20 $, récoltés par les trafiquants de drogue. Il suffit d’aller troquer cet argent contre des jetons au casino, de jouer (pour la forme), puis d’encaisser les gains. Le fraudeur repart avec de grosses coupures ou un chèque. Tous y trouvent leur compte : les fraudeurs chinois sortent des fonds subrepticement, les criminels canadiens blanchissent leur liquide, les banquiers véreux se réservent une part du gâteau.

Comment mettre le holà à ces stratagèmes? M. German l’affirme, c’est un travail de titan, et les coûts sont à l’avenant, vu l’expertise juridique et comptable à déployer ainsi que la nature transnationale des méfaits. Nos lois, dépassées, compliquent la tâche des procureurs, précise Jerome Malysh, CPA, ancien sergent de la GRC et juricomptable, qui a contribué à la rédaction de Dirty Money. Aux États-Unis, les entités de tous les secteurs sont tenues de signaler les rentrées en espèces de plus de 10 000 $. Le Canada, lui, a un fatras de règles. D’une province à l’autre, les lois sur les valeurs mobilières manquent d’uniformité; dans la plupart, l’accent est mis sur la propriété inscrite, qui peut différer de la propriété effective, ce qui complique l’identification des propriétaires véritables d’un immeuble ou d’une société. (Après la parution du mémoire, la Colombie-Britannique a été la première à instaurer un registre des bénéficiaires effectifs.) « Casinos, banques et coopératives de crédit soumettent des déclarations, précise M. German, contrairement aux concessionnaires automobiles, vendeurs de bateaux, maisons de ventes aux enchères, prêteurs hypothécaires privés et évaluateurs immobiliers. » Dès qu’une échappatoire est contrée, les criminels ont tôt fait de se faufiler dans d’autres failles. La Colombie-Britannique a adopté une loi pour lutter contre le blanchiment d’argent, mais en Ontario, le nombre d’enquêtes sur les transactions en espèces douteuses a doublé en 2018, selon Global News. Le jeu du chat et de la souris.

Dès qu’une porte se ferme, les criminels trouvent une autre échappatoire. C’est le jeu du chat et de la souris.

Faute d’une application rigoureuse, toutes ces exigences resteront lettre morte. La GRC a redoublé d’efforts pour prendre au piège les criminels en cravate, après le scandale Enron au début des années 2000, quand M. German était à la barre de la division des crimes financiers. Mais ces dernières années, les ressources ont fait défaut. Accaparantes et onéreuses, les enquêtes sur le blanchiment mènent rarement à des condamnations. Une enquête du Toronto Star a montré qu’entre 2012 et 2017, 86 % des accusations de recyclage des produits du crime n’ont jamais débouché sur un procès. Les affaires se règlent par des plaidoyers de culpabilité à d’autres chefs d’accusation (trafic de drogue ou autre). Du coup, la GRC s’est consacrée à des dossiers plus gratifiants, selon M. Malysh. En décembre dernier, la GRC a dissous l’unité des crimes financiers de l’Ontario pour se concentrer sur la sécurité nationale, le crime organisé et les stupéfiants, rapporte le Toronto Star. « Les services de police municipaux font enquête sur la criminalité financière, explique M. Malysh, mais non sur le blanchiment d’argent. » Les poursuites pour ce type d’infraction relèvent du fédéral, et les services municipaux n’ont pas les moyens d’accomplir la tâche.

M. German reste optimiste. Son mémoire décline les recommandations : resserrer les exigences de déclaration des transactions conclues en espèces; affecter des ressources aux contrôles et aux poursuites; reformuler les mandats des organismes comme le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE); exiger la communication de l’identité des propriétaires véritables des sociétés et des fiducies; favoriser l’échange de renseignements entre forces de l’ordre, secteur privé et organismes de réglementation. La Colombie-­Britannique a vite adopté certaines de ses recommandations. Un exemple? Les courtiers immobiliers y suivent désormais un cours obligatoire sur le blanchiment d’argent. Mais il y a tant à faire que le fardeau peut sembler écrasant. M. German, inébranlable, répond : « Les Américains ont réussi. Simple question de volonté politique. »

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