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Groupe de personnes debout et parler avec la toile de fond bleue
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Magazine Pivot

Les auditeurs peuvent-ils combler l’écart par rapport aux attentes?

Cinq experts se penchent sur des questions capitales pour la profession.

Groupe de personnes debout et parler avec la toile de fond bleueDe gauche à droite : Doug King, FCPA; Kerry Gerber, FCPA; Karyn Brooks, FCPA; Eric Turner, CPA, CA; Chris Clark, FCPA. (Photos de Luis Mora)

En audit, l’écart par rapport aux attentes pose un problème si complexe que même sa définition fait débat. Résumons. Cet écart, c’est la différence entre la définition de l’audit – et de sa fonction – que formulent les auditeurs eux-mêmes et celle qu’en donnent tous les autres intéressés. Des décalages de perception qui varient d’un intervenant à l’autre; pensons à la direction, au comité d’audit, aux autorités de réglementation et aux investisseurs. De fait, l’audit traverse une période de bouleversements. Les normes évoluent. Certains indicateurs de la qualité de l’audit ont été définis pour guider les auditeurs et les clients. Enfin, un nouveau rapport d’audit, élargi, a vu le jour. Pivot a réuni quelques experts au restaurant Lena à Toronto pour discuter de l’écart par rapport aux attentes, question centrale, et se pencher sur les mesures à envisager pour le combler. Mark Stevenson, directeur de la publication, animait les échanges.   

Les experts :

Doug King, FCPA
Leader national, Analyse de données en audit, KPMG Canada

Kerry Gerber, FCPA
Administrateur, ancien auditeur en chef et leader, Méthodologie et assurance qualité, PwC Canada

Karyn Brooks, FCPA
Administratrice et membre du comité d’audit, ancienne vice-présidente et contrôleuse, BCE et Bell 

Eric Turner, CPA, CA
Directeur, Normes d’audit et de certification, CPA Canada

Chris Clark, FCPA
Ancien chef de la direction, PwC Canada, membre du conseil et président du comité d’audit, Loblaw et Air Canada 

La discussion :

Mark Stevenson : D’abord, délimitons le problème. Comment définir l’« écart par rapport aux attentes »?

Kerry Gerber : Bien des éléments entrent en jeu. Je me concentrerais sur l’opinion du public à l’égard de l’audit : il se peut qu’elle ne cadre pas avec la vraie nature du travail. Il y a différents types d’écarts. Les actionnaires savent-ils ce que stipulent les normes d’audit? Si une entreprise sombre, si quelque chose tourne mal, les administrations publiques et les citoyens s’interrogent : « Où étaient les auditeurs? À quoi se consacraient-ils? Pourquoi ce résultat? »

Chris Clark : Pensons aussi aux utilisateurs, à l’investisseur en somme, qui a des attentes quant aux états financiers audités et à leur utilité.  

Karyn Brooks : L’écart par rapport aux attentes est imputable à ceux qui ne lisent pas le rapport de l’auditeur. Le rapport indique avec clarté ce que les auditeurs accomplissent et ce qui ne fait pas partie de leurs responsabilités. Il y a aussi les attentes de l’analyste, qui souhaiterait que tout un lot de choses, non auditées pour l’instant, le soient.

Eric Turner : On constate une réelle confusion, ou du moins un malentendu. CPA Canada a organisé une table ronde avec certains investisseurs l’an dernier, dont plusieurs CPA. Force a été de constater qu’ils ne saisissaient pas pleinement le rôle des auditeurs. Les participants ont vu les états financiers et le rapport d’audit, mais ils ont aussi examiné les autres informations qui l’accompagnaient, y compris le rapport de gestion et les indicateurs clés de performance, les ICP. Ils ignoraient dans quelle mesure les auditeurs étaient intervenus sur cette information. Quelques-uns se sont dit : « C’est probablement audité, je vois un rapport d’audit parmi les documents. »

Doug King : Le moyen de communication disponible reste un problème. Le libellé du rapport d’audit demeure toujours le même et peu de lecteurs en prennent connaissance. Nombre d’entre eux le sautent carrément. Et certains n’attachent guère d’importance à l’audit, se disant qu’ils ont leurs propres sources d’information et que la direction fournit de nombreux indicateurs de rendement. D’où un questionnement élargi : qu’a fait l’auditeur?

Mark Stevenson : Où pensez-vous que l’écart s’agrandit et pose problème? Entre public et auditeurs? Ou entre investisseurs et auditeurs?

Chris Clark : L’écart se creuse pour le public, qui considère l’audit comme une espèce de police d’assurance contre les faillites. C’est dommage, mais on en arrive alors à la question de la pertinence, du point de vue de la profession. Bien des observateurs estiment que les auditeurs ne font pas œuvre utile, parce qu’ils n’offrent pas ce genre de garantie.

Eric Turner : Les investisseurs se fient à d’autres renseignements que ceux des états financiers audités. Ils semblent partir du principe que l’auditeur les a revus. En cas de catastrophe, c’est à lui que le public adressera ses reproches : « Nous pensions que vous aviez validé cette information. Comment expliquer que vous n’ayez rien fait? »

Chris Clark : Pourtant, Eric, l’information sur laquelle se fondent les investisseurs a été auditée. Le problème réside dans le manque d’uniformité et de comparabilité des données plutôt que dans le fait que l’information fondamentale dont dépendent les mesures non conformes aux PCGR ou les ICP soit auditée ou non.

Eric Turner : C’est peut-être vrai pour l’information financière, mais il y a beaucoup d’information opérationnelle issue de systèmes et de processus. Elle n’est pas mise à contribution pour dresser les états financiers. 

Karyn Brooks : Or, ce sont ces chiffres que les analystes, entre autres, aimeraient voir audités. Du point de vue de ceux qui préparent les états financiers, je pense que c’est une idée problématique.

Mark Stevenson : Pourquoi?

Karyn Brooks : Je ne souhaiterais pas que les auditeurs se mettent à auditer les ICP. Ce sont des paramètres que la direction emploie pour gérer l’entreprise et qu’elle communique pour mieux expliquer les résultats; je ne sais pas comment on pourrait les auditer. On s’aventurerait dans un gouffre.

Doug King : Vous avez raison, Karyn, et même là, il y a un écart par rapport aux attentes. Certains lecteurs pensent que le rapport de gestion est audité. Pourtant, disons-le, c’est plutôt un récit de la direction reposant sur des chiffres audités. D’où un élargissement des attentes à l’égard d’un élément où nous n’intervenons guère.

Kerry Gerber : D’après mes lectures récentes, les investisseurs s’intéressent à la certification des chiffres et à celle de l’exposé de la direction. Pour revenir à votre argument, comment une équipe d’audit pourrait-elle négocier la démarche avec les cadres supérieurs? Et qui va régler les honoraires? Si on demande à l’auditeur de s’acquitter d’un travail supplémentaire, il va vouloir être rémunéré en conséquence. Il y a aussi la question du rapport coût-avantage. Quel problème essaie-t-on de régler en apportant cette certification supplémentaire? Quand on prend du recul, on peut se demander si l’audit va assez loin. Porte-t-il sur suffisamment d’informations? Les auditeurs pourraient en faire davantage, mais ils se heurtent à deux obstacles : le coût et l’absence de norme pour aller au-delà de ce qui est prévu dans les dispositions actuelles des normes d’audit.

Karyn Brooks : J’ajouterais un troisième frein : la direction. Je ne crois pas qu’elle ait des réticences devant l’audit des états financiers quand il y a des règles et des principes qui encadrent le tout, mais si les auditeurs vont au-delà des états et s’intéressent au rapport de gestion, la direction ne pourra pas présenter son récit. Par ailleurs, je ne sais pas comment on va établir les ICP sans normes sectorielles. Pensez au coût à l’once, au chiffre d’affaires par établissement, et j’en passe. Les ICP seraient dressés secteur par secteur, mais il n’y a pas d’organisme pour s’en charger. Je le répète, c’est un gouffre profond.

Chris Clark : Comme quatrième obstacle, je vois les poursuites et la responsabilité supplémentaire qui incomberait aux auditeurs.

Doug King : On doit travailler en ce sens. Nous devons être suffisamment audacieux pour réfléchir à nos activités : au-delà de l’audit, nous vérifions des informations. En tant que profession, c’est notre sphère d’activité.

Mark Stevenson : D’où la question de savoir quelle quantité d’information devrait être fournie. Si on donne davantage d’information sur le travail accompli par l’auditeur, va-t-on réduire l’écart par rapport aux attentes?

Chris Clark : Comme le dit Karyn, si personne ne lit le rapport de l’auditeur, communiquer davantage d’informations comblera-t-il vraiment l’écart? J’en doute.

Kerry Gerber : Les auditeurs ont adopté un rapport élargi au Royaume-Uni et ailleurs, ce qui n’a pas nécessairement réduit l’écart. Il y a davantage de transparence, mais une foule de choses ne sont toujours pas communiquées. Les investisseurs s’intéressent de plus en plus à l’information sur les entretiens de l’auditeur avec la direction. Mais comment avoir une conversation franche et constructive si on est tenu d’en faire état dans le rapport d’audit? Il est encore possible de dialoguer sur ces questions, mais il faut que tous s’y emploient, parce que nous avons encore un rôle à jouer auprès du public. Si nous craignons de nous aventurer en terrain inconnu, nous risquons de ne pas pouvoir poursuivre la démarche. 

J’aurais aimé savoir ce que pensent les conseils d’administration. Quelles sont leurs attentes à l’égard de l’audit? Nous avons déployé des efforts pour mieux renseigner les administrateurs; l’écart par rapport aux attentes commence à s’amoindrir. 

Chris Clark : Un certain nombre de membres de conseils d’administration et de comités d’audit ne saisissent pas bien la nature de l’audit. Les comités d’audit ne sont pas entièrement composés de CPA, mais de membres de divers secteurs, qui conjuguent expériences, compétences et spécialités différentes. C’est d’ailleurs voulu. De plus, les mandats des comités d’audit continuent de s’élargir : souvent, une bonne partie de la réunion portera sur la gestion des risques d’entreprise. C’est au président du comité de s’assurer que les membres sont au courant des tenants et aboutissants de l’audit.

Karyn Brooks : C’est intéressant, cela ne cadre pas avec mon expérience en comité d’audit. Mon constat, c’est qu’on y consacre un temps considérable aux résultats financiers. Généralement, le comité d’audit saisit bien le rôle de l’auditeur. Mais moi non plus, je ne suis pas convaincue que le conseil d’administration dans son ensemble soit vraiment au fait de ce que font les auditeurs.

Mark Stevenson : On s’interroge sur l’intelligence artificielle, qui modifiera la nature de l’audit. La technologie se répercute-t-elle aussi sur l’écart par rapport aux attentes ou pas encore?

Doug King : Absolument. La technologie reste la voie de l’avenir pour l’audit, mais sa pertinence n’est pas claire. Quand les cadres supérieurs demandent à l’auditeur pourquoi il n’utilise pas la technologie, c’est souvent parce qu’ils se disent qu’y avoir recours fera baisser les coûts. Il ne s’agit pas de s’interroger sur la qualité de l’audit.

Kerry Gerber : L’écart pourrait se creuser, vu la rapidité de la transmission des renseignements au public, qui reçoit une foule d’informations sur les entreprises, sans toutefois aucune assurance de validité. Or, il a des attentes quant au rôle de l’auditeur devant ces renseignements.

Karyn Brooks :  Mais la technologie pourrait réduire l’écart. Quand j’ai commencé dans le domaine, nous appliquions des procédures de corroboration à 24 éléments pour l’exercice au complet. Grâce aux nouveaux outils, l’audit peut maintenant porter sur la totalité des opérations et mettre au jour les anomalies. C’est une différence énorme.

Chris Clark : La profession et les Quatre Grands doivent prendre les devants et montrer comment la technologie fait évoluer l’audit. Comme président de comités d’audit, je demande toujours aux auditeurs externes dans quelle mesure ils font appel aux outils informatiques pour gagner en efficacité et en efficience : ce n’est pas pour réduire leurs honoraires, mais pour améliorer la qualité. Je souhaite aussi que les auditeurs consacrent les heures qu’ils passaient à valider diverses opérations – tâche désormais accomplie par les systèmes – à des activités à valeur ajoutée, pour réduire les risques et mieux renseigner le comité d’audit.

Kerry Gerber : Si la technologie peut alléger la routine des procédures d’audit afin qu’on mette l’accent sur les secteurs à risque et les jugements clés de la direction, la profession s’en trouvera mieux lotie. Les fonctions de réflexion que comporte le métier d’auditeur jouent un rôle marquant pour assurer notre avenir; les jeunes qui débutent veulent s’adonner à des tâches à la hauteur de leurs attentes.

Groupe de personnes assises à la table

Mark Stevenson : Évoquons les autorités de réglementation. Dans quelle mesure ont-elles des responsabilités à prendre, au chapitre de l’écart par rapport aux attentes?

Doug King : Elles sont appelées à travailler en concertation avec les auditeurs. Sans dialogue constructif entre toutes les parties, nous n’avancerons pas.  

Kerry Gerber : Les commissions de valeurs mobilières ont leur rôle à tenir. À mon avis, elles s’intéressent davantage à la constitution de capital – pour laisser les marchés se former – qu’à des tentatives d’interventions qui visent à régler le problème récurrent de l’écart par rapport aux attentes. 

Karyn Brooks : Une des difficultés quand on veut corriger l’écart, c’est qu’il y a trop de parties prenantes. 

Kerry Gerber : Et aucune ne peut agir unilatéralement.

Chris Clark : Le projet d’indicateurs de la qualité de l’audit s’avère utile. Tous les acteurs – commissions des valeurs mobilières, Conseil canadien sur la reddition de comptes (le CCRC), préparateurs, auditeurs et comités d’audit – ont voix au chapitre pour veiller à la qualité de l’audit. Si la qualité augmente, l’écart par rapport aux attentes pourrait s’amenuiser. Le défi? Amener les parties à se concerter autour d’objectifs communs.

Kerry Gerber : Mais s’il y a un désastre, une faillite retentissante, et que les gouvernements s’en mêlent, ils ne vont pas dire : « Réunissons tous les acteurs. » Ils vont rédiger des projets de loi, ce qui n’aura pas forcément des retombées favorables.  

« Le nouveau rapport d’audit, plus détaillé que jamais, est utile : il explique davantage les processus d’audit et le travail des auditeurs. »

Mark Stevenson : Ces dernières années, quels éléments ont effectivement aidé à combler l’écart par rapport aux attentes?

Eric Turner : Une des étapes charnières a été la publication par le CCRC de rapports sur la qualité de l’audit. On a ainsi pu mieux mettre en lumière les problèmes, les actions déclenchées par les cabinets en conséquence, et les améliorations apportées à mesure.

Karyn Brooks : Le nouveau rapport d’audit, plus détaillé que jamais, est utile : il explique davantage les processus d’audit et le travail des auditeurs. Ce sera encore mieux pour les utilisateurs, quoique peut-être pas pour la direction, quand les questions clés de l’audit s’y ajouteront. Mais là encore, il faudra lire le rapport d’audit. 

Chris Clark : Je vois deux courants de pensée quant au nouveau rapport d’audit élargi. Est-ce un vrai virage ou une série d’énoncés standards? Les auditeurs s’inquiètent de voir leur responsabilité engagée, et la direction se préoccupe des constatations de l’audit. D’où la question : ce nouveau rapport sera-t-il vraiment plus utile au lecteur que le rapport que l’on connaît?

Kerry Gerber : Je dirais que le rapport élargi convient mieux aux trois parties concernées; le conseil d’administration, la direction et l’auditeur pourront aborder les mêmes sujets. Les cadres supérieurs dialogueront avec l’auditeur : « Donnez-nous votre projet de rapport. On voudrait faire le point sur vos positions quant à cette question qui nous occupe depuis trois semaines. »

Chris Clark : Les nouvelles règles d’indépendance instaurées ces dernières années et les politiques sur les services non liés à l’audit mises en œuvre par diverses entreprises favorisent la qualité de l’audit. Elles définissent le travail que les auditeurs peuvent accomplir, et ce qu’ils ne peuvent pas faire, en plus des services d’audit. Nous n’avons pas parlé des sociétés de conseil en vote par procuration, qui interviennent en formulant des recommandations sur la réélection de certains administrateurs ou sur le renouvellement du mandat des auditeurs. Ces sociétés, qui peuvent parfois être utiles, ne sont toutefois pas toujours au fait des particularités. Or, elles sont passées à l’avant-scène dans toute cette sphère, et si vous choisissez de ne pas les écouter, c’est à vos risques et périls. 

Karyn Brooks : Elles exercent une influence réelle sur les décisions du conseil.

Kerry Gerber : Les conseils et la direction doivent traiter avec un plus large éventail de parties prenantes. Il y a les groupes qui s’intéressent à l’environnement et à la responsabilité sociale; s’ajoute la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance, qui représente les investisseurs institutionnels. Pensons aussi aux fonds spéculatifs et aux grandes organisations comme Teachers (le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario). Leurs attentes grandissent quant à l’information reçue. Le tout n’aide pas à combler l’écart par rapport aux attentes, mais nous donne l’occasion d’offrir nos services pour aider les entreprises à composer avec un large éventail d’intéressés. Quelle assurance supplémentaire les cabinets d’audit peuvent-ils leur fournir à l’égard de l’information donnée? Par ailleurs, les regards vont-ils alors se braquer sur ce que l’auditeur devrait faire ou s’abstenir de faire? Les auditeurs pourraient craindre qu’on leur impose des contraintes ou rater l’occasion de relever de nouveaux défis. 

Homme assis à table, discutant avec un autre homme

Doug King : Je reviens à la vérification de l’information. Je pense qu’en s’abstenant de promouvoir les services dont ils pourraient s’acquitter pour des tiers, les auditeurs se font du tort. Même auprès du comité d’audit, il faut montrer quels services nous pourrions offrir. On peut même aller jusqu’à auditer le mandat du conseil, et s’il existe un cadre, nous pouvons fournir de l’assurance à cet égard. À nous de décrire la gamme étendue de services que nous sommes susceptibles de proposer, même en vertu des normes actuelles. Je crois que nous pourrions regretter de ne pas avoir pris les devants en élargissant l’éventail des services.

Kerry Gerber : Pour en revenir aux bouleversements, que se passerait-il si Google, avec son énorme capitalisation boursière et ses immenses réserves, décidait d’offrir des services de validation des données menant à un rapport? Comme Google détient toutes les données, notre secteur serait chamboulé. La chaîne de blocs sera un autre facteur de perturbation, comme elle peut valider les données à mesure que les transactions s’effectuent. 

Chris Clark : Ce qui nous ramène à la question de la pertinence. Je pense qu’à moins que la profession ne trouve un moyen de composer avec ces éventuels bouleversements, elle court des risques considérables. 

Mark Stevenson : On a tous l’impression qu’un jour, on finira par travailler pour Google. Je voudrais aborder les échecs de l’audit, comme dans l’affaire Carillion au Royaume-Uni. Cette faillite et ses retombées figurent-elles parmi les préoccupations des auditeurs? 

Eric Turner : Il y a quelques années, on aurait dit : « C’est le problème du Royaume-Uni, point. » Mais à présent, les organisations sont fortement mondialisées. Les autorités de réglementation s’interrogent sur le cadre international; donc, tout le monde en parle. On ne peut en faire abstraction, même si l’événement ne s’est pas produit ici.

Kerry Gerber : Cela dit, les solutions ne sont pas nécessairement d’ordre mondial. Par exemple, aux Pays-Bas, les associés en audit doivent réserver un sixième de leurs résultats, à chaque exercice, pour constituer une réserve de secours. Les autorités de réglementation d’un autre pays pourraient trouver la mesure adéquate et vouloir l’appliquer. Or, cette solution pourrait, dans les faits, ne pas convenir ou ne pas cadrer avec les enjeux qui se présentent. Le Canada réussit fort bien à réunir les différents intervenants pour trouver des solutions à ses propres enjeux d’audit, comme en témoigne l’initiative récente d’amélioration de la qualité de l’audit.

« Comme le dit Kerry, chaque fois qu’il y a un échec, on impose des règles draconiennes, qui ne rehaussent pas nécessairement la valeur. »

Karyn Brooks : Je préfère envisager, d’un côté, les échecs de l’audit, et, de l’autre, les écarts par rapport aux attentes. Oui, les échecs de l’audit entraînent un surcroît de réglementation, mais ce sont souvent des cas isolés, où il y a eu fraude, où les responsables ont failli à leurs devoirs. Je trouve difficile de ramener le tout à l’écart par rapport aux attentes, présent même si les audits sont bien exécutés, étant donné que des incompréhensions subsistent encore quant à la nature de l’audit.

Chris Clark : Au contraire, les deux éléments sont tout à fait liés, car s’il n’y avait pas d’échecs de l’audit, l’écart par rapport aux attentes serait moindre. Si tous ceux d’entre nous qui travaillent dans le domaine s’attellent à la réduction du nombre d’échecs de l’audit et au relèvement de la qualité de l’audit, l’écart pourrait s’amenuiser. 

Doug King : Comme le dit Kerry, chaque fois qu’il y a un échec, on impose des règles draconiennes, qui ne rehaussent pas nécessairement la valeur. On se contente d’appliquer un ensemble de mesures fondées sur des règles, en fonction d’un problème particulier. 

Karyn Brooks : On voit émerger une attitude tatillonne en cabinet, ce qui peut en soi affecter la qualité de l’audit, simplement parce qu’il y a tellement de règles à respecter avant de pouvoir signer un rapport.

Doug King :  Si nous obtenons des outils pour mieux évaluer les risques – démarche qui repose encore sur le jugement de l’auditeur et son bagage –, nous pourrons nous concentrer dans l’avenir sur les risques et, espérons-le, réduire le nombre de problèmes, d’emblée.

Chris Clark : Là encore, l’auditeur pourrait jouer un rôle élargi pour la gestion du risque d’entreprise, afin que tous prennent la mesure des incertitudes pour l’organisation. Ce serait un grand pas en avant.

Doug King : Un net progrès, effectivement. Nous serions en phase avec la direction et le comité d’audit; en cas de difficulté, on dirait : « On est tous sur la même longueur d’onde, n’est-ce pas? Ce n’est pas simplement l’auditeur. Tous arrivent au même constat. » 

Mark Stevenson : Certaines décisions judiciaires récentes – je pense à l’affaire Livent – se sont-elles répercutées sur l’écart par rapport aux attentes et sur les questions que soulève le rôle des auditeurs?

Kerry Gerber : J’ai l’impression que le dossier Livent, avec ses complexités, a plutôt brouillé les cartes pour l’écart par rapport aux attentes. Et si l’auditeur doit dorénavant se prononcer sur des informations utiles aux décideurs, des questions de responsabilité juridique se présentent. 

Eric Turner : Au Royaume-Uni, les auditeurs sont fréquemment amenés à préciser à qui s’adresse leur rapport et à indiquer les limites des responsabilités qu’ils assument à l’égard des autres parties. Cette approche n’existe pas au Canada, mais on peut se demander si de tels éclaircissements seraient pertinents, à la lumière du jugement Livent.

Mark Stevenson : Qui devrait expliquer le rôle de l’audit? Les cabinets, ou les cabinets de concert avec la profession? Comment ces explications vont-elles convaincre le public que la grande majorité des audits réalisés au pays sont bien menés? 

Doug King : C’est à la profession dans son ensemble de le faire. C’est le rôle de CPA Canada et des groupes de normalisation. 

Eric Turner : Il faut voir plus large. Ce rôle doit aussi être celui des administrateurs, des investisseurs et des gestionnaires aux finances; il ne suffira pas de souligner encore et toujours le rôle de la profession.

Karyn Brooks : J’hésite à souscrire sans réserve à votre point de vue, à l’égard de la mise en priorité de nos propres intérêts. Je comprends. C’est difficile pour la profession de dire : « Nous travaillons avec la plus grande rigueur. » Pourtant, une agence de publicité compétente pourrait trouver un moyen de faire passer le message, parce que le nombre d’échecs de l’audit semble faible, vu les centaines de milliers d’audits réussis. Et je pense que la direction a constaté un renforcement de la diligence, de la remise en question et de l’esprit critique, piliers d’un audit de qualité supérieure. 

Mark Stevenson : Nous terminons sur une note positive! Merci à vous.

 

Les technologies vont-elles faire monter les attentes?


Ken Charbonneau, FCPA, s’y connaît en soubresauts technologiques. Le nouveau président du Conseil des normes d’audit et de certification (CNAC), qui a fait carrière chez KPMG, a aussi été chef des finances pendant quelques années à G&A Imaging, multinationale de l’infographie. Quelles leçons en a-t-il tirées? « C’était la bulle Internet, dit-il. Le tout m’a ouvert les yeux sur l’incidence des raz-de-marée technos. Le même phénomène se produit aujourd’hui avec les processus opérationnels, d’où des complications pour l’audit. »

Aucun doute, les nouvelles technologies (analytique avancée, IA, apprentissage machine) bouleversent de fond en comble la profession d’auditeur. Et, selon M. Charbonneau, les innovations contribuent inéluctablement aussi à creuser plus que jamais l’écart par rapport aux attentes.

Le recours aux outils technologiques pour rehausser l’efficience de l’audit a fait couler beaucoup d’encre : on nous disait que l’analytique passerait au peigne fin toutes les opérations d’une entreprise plutôt qu’un échantillon, et que l’IA traquerait toute anomalie – et dépisterait même les fraudes – dans les états financiers. Les auditeurs n’ont pas le monopole de ce discours, poursuit M. Charbonneau. Les sociétés d’informatique vantent les mérites de leurs logiciels, qui examineraient la totalité de l’information présente : « À leurs dires, nul détournement de fonds ne passera inaperçu, d’où des attentes exagérées à l’égard des auditeurs. » Tant que les parties prenantes n’auront pas saisi les limites des outils, elles courent le risque de prendre leurs désirs pour des réalités.

Selon M. Charbonneau, sous l’angle de l’audit, la pierre d’achoppement reste l’intégration accélérée des nouvelles technologies aux mécanismes de l’entreprise : « Pour l’auditeur, faute de tenir compte des risques que suscitent certaines innovations, l’écart par rapport aux attentes pourrait s’élargir. » Il cite les cryptomonnaies comme cas d’école.

Au Canada, une cinquantaine de sociétés ouvertes présentent déjà des actifs libellés en cryptomonnaie dans leurs états financiers, ou entendent recourir au bitcoin et autres monnaies virtuelles dans le cours normal de leurs activités. « C’est un dilemme particulier pour les auditeurs », fait observer M. Charbonneau. Certains clients méconnaissent les aléas des cryptomonnaies; d’autres négligent d’instaurer des contrôles d’audit interne à la hauteur. C’est pourquoi les stratégies d’audit habituelles ne cadrent pas nécessairement avec les particularités des cryptoactifs. « En l’absence d’orientations, les auditeurs sont laissés à eux-mêmes pour évaluer les risques et en faire état. »

Bref, l’auditeur, amené à examiner d’un œil critique sa boîte à outils, se tournera plus que jamais vers l’informatique : IA et cryptographie, en particulier, seront mises à contribution. « L’auditeur doit en être convaincu, ses outils, technologiques ou autres, lui donnent les moyens d’agir. C’est fondamental », ajoute M. Charbonneau. À mesure que ses clients prennent le virage informatique, l’auditeur sera tenu de suivre le mouvement. Sinon, la confiance pourrait s’effriter, et l’écart par rapport aux attentes, s’élargir indûment. « À nous de prendre en mains les choses, de pousser à la roue. Les entreprises ne ralentiront pas l’allure sous prétexte que les auditeurs ne sont pas prêts. »