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Articles de fond
Magazine Pivot

Toute la vérité sur l’homme derrière la légende GE

Revivez l’ascension et le déclin de General Electric sous la plume du journaliste financier William Cohan.

Couverture du livre La panne de courant de William D CohanL’une des forces du livre réside dans l’analyse des débuts de GE, à la fin du 19e siècle.

Dans toute l’histoire des États-Unis, aucun conglomérat n’a été au cœur du mythe et du quotidien américains comme General Electric. Des ampoules aux moteurs à réaction, de Thomas Edison à Jack Welch (nommé « gestionnaire du siècle » par le magazine Fortune), GE est devenue au fil du temps la société la plus admirée et la mieux cotée au monde. Pour beaucoup, tel un microcosme du siècle américain, elle incarnait l’ingéniosité, l’innovation et la puissance du pays.

Vingt ans après le règne de Welch, l’action de General Electric a perdu les trois quarts de la valeur qu’elle avait en 2000. L’effectif aux États-Unis, de 277 000 travailleurs en 1989, n’en compte plus que 70 000, et baissera encore quand GE se scindera en trois entreprises indépendantes. En 1896, GE figurait parmi les 12 premières sociétés de l’indice Dow Jones; en 2018, dernière représentante de ces pionnières, elle disparaissait de cet indice après 122 vénérables années.

Comment en est-elle arrivée là? L’histoire n’est pas simple à raconter, mais le journaliste financier William Cohan y parvient brillamment dans son captivant ouvrage de près de 800 pages, Power Failure: The Rise and Fall of an American Icon. L’une des forces du livre réside dans l’analyse des débuts de GE, à la fin du 19e siècle. Les fortunes prodigieuses et les transformations économiques de ce premier âge d’or rappellent notre époque, notamment par l’accentuation des inégalités.

Dans l’imaginaire populaire, GE doit son existence au génie scientifique d’Edison. Or, comme l’explique William Cohan, c’est plutôt l’autre père de GE, Charles Coffin, qui en tracera l’avenir. L’insatiable entrepreneur saura relever l’éternel défi des jeunes pousses technologiques : un produit potentiellement révolutionnaire et lucratif pour lequel il n’existe pas de marché établi. Convaincre les gens que la lumière électrique était préférable à la flamme de l’huile de baleine était alors aussi difficile, écrit l’auteur, que les persuader il n’y a pas si longtemps d’adopter Internet.

L’entreprise de Charles Coffin fait construire un réseau de petites centrales à peu de frais, ce qui facilite l’accès à l’électricité. Ses innovations financières (qui rappellent le financement par le vendeur qu’on connaît aujourd’hui) et des acquisitions audacieuses donnent un véritable élan à la société. Poursuivi pour violation de brevet, le dirigeant achète l’entreprise du plaignant. Et lorsque sa société, mieux administrée, commence à rivaliser avec l’entreprise plus novatrice d’Edison, Charles Coffin contacte les nombreux bailleurs de fonds de l’inventeur et force une fusion. GE est lancée, et Edison, bientôt écarté. Ce que William Cohan qualifie d’ingénierie financière va permettre à l’entreprise de traverser deux crises majeures avant la Première Guerre mondiale et façonner l’ADN de GE.

Lorsque l’auteur aborde l’ascension de Jack Welch, PDG de 1981 à 2001, il a déjà parlé d’extraordinaires innovations techniques – dont le premier moteur à réaction américain –, d’une croissance fulgurante, d’une poignée de scandales et de quelques dirigeants excentriques. Tout cela culmine sous le catalyseur que fut Jack Welch.

Prenons l’exemple de GE Credit, solution de financement à la Coffin pour l’achat d’électroménagers par les consommateurs durant la Grande Dépression. À l’arrivée de Welch, la filiale, rebaptisée GE Capital, comptait 7 000 membres du personnel et rapportait annuellement 67 M$; à son départ, quatre jours avant le 11 septembre, les 89 000 employés réalisaient des revenus annuels de 5,2 G$, soit plus de la moitié des bénéfices de GE. Pour certains, le conglomérat était devenu une société de financement avec quelques biens industriels.

Surnommé Neutron Jack par les médias – à l’image de la bombe à neutrons, ses licenciements massifs ont décimé les effectifs de GE sans en saper (du moins en apparence) les structures fondamentales , Jack Welch avait l’estime des investisseurs qui admiraient sa détermination, notamment à aplanir la volatilité des résultats annuels pour que GE ne soit jamais en deçà des prévisions de Wall Street et pour éviter toute dépréciation de son titre. Les jeux de coulisses pour maintenir cette séquence remarquable – ventes suivies de rachats, surévaluations – passaient inaperçus ou étaient ignorés. Aucun concurrent n’offrait un moteur à réaction aussi novateur, les fraudes n’étaient ni massives ni flagrantes, mais cette mauvaise gestion ne pouvait durer indéfiniment. La chute s’est amorcée avec la crise financière de 2008.

L’ouvrage magistral fourmille de détails sur les époques, les lieux et les principaux acteurs. Mais un passage sur Jack Welsh résume l’essence du livre. Quittant un terrain de golf de Nantucket pour reconduire William Cohan chez lui, l’homme de 82 ans s’assoit sur sa ceinture de sécurité en pestant contre l’avertisseur sonore, puis circule au milieu de la route à deux voies, en prévision d’un virage à gauche. Les conducteurs en sens inverse – comme avant eux les dirigeants de GE, ses concurrents et les autorités de réglementation – n’ont qu’à s’enlever de son chemin.

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