Passer au contenu principal
Illustration d’un labyrinthe
Articles de fond
Magazine Pivot

Des conséquences imprévues pour le système fiscal canadien

Les modifications apportées au système fiscal auraient dû alléger le fardeau des particuliers et des petites entreprises au pays. Or, c’est plutôt un dédale de règles et de règlements qui les attend. Y a-t-il une issue possible?

Pensons à l’instant où la question du fractionnement du revenu a été propulsée à l’ordre du jour, mettant du même coup l’avenir politique de Stephen Harper en jeu. Connu pour sa prédilection pour les allégements fiscaux ciblés, le premier ministre avait autorisé, dans son budget annuel précédent, les couples ayant des enfants à fractionner leurs revenus. Mais pendant la campagne électorale, le chef du troisième parti à la Chambre des communes, Justin Trudeau, est venu injecter une bonne dose de populisme à cette question politique : il a déclaré que de telles mesures, dans le contexte de l’impôt des entreprises, servaient essentiellement à alléger la charge fiscale des bien nantis.

« Il faut savoir qu’un grand pourcentage des petites entreprises sont une façon pour des Canadiens plus riches de réduire leurs impôts, affirmait-il à la CBC. Nous voulons récompenser les gens qui créent vraiment des emplois et qui apportent des contributions concrètes. »

Les Libéraux de Justin Trudeau ont remporté le scrutin. Dès son premier budget, l’année suivante, le nouveau gouvernement a introduit la règle du « revenu de société déterminé » pour empêcher les sociétés fermées de transférer un revenu à d’autres entités afin de réduire leur taux d’imposition global en profitant à maintes reprises de la déduction accordée aux petites entreprises. Le revenu provenant d’une société fermée devenait inadmissible à cette déduction si la société ou un de ses actionnaires (et les personnes ayant un lien de dépendance avec lui) détenait une participation directe ou indirecte dans la société fermée.

Cependant, cette nouvelle politique anti-évitement risquait d’entraîner des conséquences imprévues : elle imposait à des entreprises qui ne se livraient pas à une planification fiscale abusive un lourd fardeau pour mieux comprendre et consigner les relations impliquant un lien de dépendance. « Ces règles obligeaient essentiellement les entreprises à tout savoir de leurs clients », résume Joe Devaney, CPA, directeur des services de formation à Video Tax News, à Edmonton. « Par exemple, nous avons 10 000 clients. Nous aurions été censés connaître leurs créanciers, leurs actionnaires – ainsi que la participation de chacun d’entre eux – pour déterminer si un de nos actionnaires ou de nos proches a des liens avec un de ces clients. » Dans l’affirmative, le revenu provenant de ce dernier ne serait pas admissible à la déduction.

La règle donne du fil à retordre aux petites entreprises et à leurs comptables, qui se trouvent devant un dilemme : dépenser des montants faramineux pour respecter la lettre de la loi ou s’en remettre au sort en espérant que les vérificateurs de l’Agence du revenu du Canada (ARC) feront preuve de jugement.

Une main tenant une carte de transport.Le crédit d’impôt fédéral pour le transport en commun n’a pas entraîné l’augmentation d’achalandage prévue. (Getty)

C’est inévitable : un système fiscal se complexifie au fil du temps. Si la tendance n’est pas propre au Canada, ces dernières années, le nôtre est devenu de plus en plus alambiqué et hermétique, même pour des professionnels aguerris. La situation, qui a commencé à s’aggraver pendant les années Harper, à la faveur de la prolifération de crédits d’impôt sur mesure (comme le crédit d’impôt pour la condition physique), s’est envenimée sous Trudeau. À titre d’exemple récent, les experts citent l’adoption cette année d’un nouveau régime de déclaration pour les simples fiducies.

Ils font aussi observer que si les objectifs des politiques gouvernementales peuvent être louables, les dispositions législatives sont rédigées à la hâte, sans consultation adéquate du public ni des experts. Le fardeau associé à l’obligation d’information est sous-estimé, tandis que l’ARC, chargée de mettre en œuvre toutes les nouvelles règles publiées par le ministère des Finances et le législateur, demeure étonnamment silencieuse.

À de nombreuses reprises, l’ARC a dû orienter les contribuables et leurs conseillers à propos de dispositions proposées qui n’avaient pas encore été adoptées. Par ailleurs, les nouvelles règles entrent parfois en conflit avec celles en vigueur, ce qui n’est pas facile à démêler pour les conseillers. « Les obligations de déclaration se sont multipliées », constate Heather Evans, directrice générale de la Fondation canadienne de fiscalité, en ajoutant que les mesures anti-évitement pourraient produire l’effet contraire à celui recherché.

D’autres soulignent l’érosion de certains principes fondamentaux de notre système fiscal. « Non seulement on a instauré l’autocotisation », insiste Al Walker, directeur, Fiscalité, à Irving Oil, au Nouveau-Brunswick, « mais on nous demande d’indiquer tout calcul potentiellement erroné. Il ne suffit donc pas d’être convaincu d’avoir fait les bons calculs; il faut signaler toutes les faiblesses éventuelles, tous les points sur lesquels quelqu’un pourrait être en désaccord avec notre interprétation. »

John Oakey, vice-président, Fiscalité, à CPA Canada, ajoute que les exigences en matière de déclaration se répercutent aussi sur l’ARC et sur la profession. « Tous les cabinets disent manquer de fiscalistes pour suffire à la tâche », se désole-t-il, ce qui pousse de plus en plus certains d’entre eux à trier leurs clients en fiscalité sur le volet.

Si les fiscalistes sont nombreux à estimer que les règles sont devenues compliquées, la solution ne fait pas consensus. Pour certains, dont Kim Moody, fondateur de Moodys Private Client, il faudrait une refonte en bloc, à la manière de celle initiée par la Commission royale d’enquête sur la fiscalité, qui a commencé ses travaux au début des années 1960 et a donné lieu à la Loi de l’impôt sur le revenu de 1972. Pour d’autres, le Canada devrait, d’une part, réduire considérablement sa dépendance à l’impôt sur le revenu comme source de recettes et, d’autre part, augmenter les taxes à la consommation, dont la taxe sur la valeur ajoutée, plus transparentes et plus faciles à administrer.

Avant même de régler la question de la rapidité de la transition, les responsables des politiques doivent reconnaître – c’est urgent – le caractère inadapté de l’approche actuelle. « Le système frôle le point de rupture », tranche Kim Moody. Et Heather Evans d’ajouter : « Le gouvernement doit s’attaquer à ce problème. »

Or, le processus de modification de la Loi de l’impôt sur le revenu, assez opaque, suppose un va-et-vient complexe entre le gouvernement au pouvoir et les responsables du ministère des Finances, chargés de transposer les intentions politiques en texte législatif. De nombreuses modifications de la Loi proviennent du côté politique. Citons le crédit d’impôt pour le transport en commun (introduit sous Paul Martin), les différents avantages fiscaux établis par Stephen Harper ou la nouvelle taxe sur les logements sous-utilisés.

La plupart des gouvernements préfèrent faire avancer leurs objectifs politiques en adaptant le système fiscal pour augmenter leurs recettes plutôt qu’en faisant adopter des projets de loi comportant des affectations de crédits. L’utilité stratégique de certaines solutions, dont l’Allocation canadienne pour enfants, est largement comprise; d’autres mesures donnent des résultats plus modestes. Le crédit d’impôt pour le transport en commun en est un bon exemple : apprécié des passagers, il n’a toutefois pas permis d’augmenter leur nombre. Il a fini par être annulé, chose surprenante, car « les nouveaux avantages inscrits dans la Loi en sont rarement exclus par la suite », selon Hugh Neilson, directeur, Services de fiscalité, à KRP LLP.

Toutefois, le problème de la complexification croissante ne relève pas seulement de visées politiques mal encadrées. Trop souvent, le ministère des Finances ne se laisse pas assez de temps pour consulter adéquatement fiscalistes et contribuables.

John Oakey ajoute un troisième facteur : le désir d’Ottawa de colmater les brèches dans la Loi pour protéger l’assiette fiscale. Et ce, particulièrement dans un contexte international concurrentiel où pour attirer les investissements, les partenaires commerciaux du Canada, et ses rivaux, usent de divers moyens, y compris des incitatifs fiscaux.

Autre élément : l’accumulation de contradictions internes et de redondances dans la législation fiscale (par exemple, le revenu étranger doit être déclaré au moyen de deux formulaires, entre lesquels il existe des divergences). De nombreux fiscalistes estiment que les lignes directrices récentes publiées par le ministère des Finances et l’ARC obligent de plus en plus les déclarants et leurs conseillers à faire des choix difficiles vu les ambiguïtés législatives. « Le processus de rédaction de la Loi de l’impôt sur le revenu s’est notablement complexifié, constate Heather Evans. Des résultats chaotiques nous amènent parfois à nous interroger sur l’intention derrière la disposition. »

Certaines modifications, évidemment, n’ont rien à voir avec un manque de rigueur administrative ou politique. À l’échelle internationale, depuis environ 10 ans, la lutte contre le blanchiment d’argent, le financement d’activités terroristes et la fuite des capitaux vers des paradis fiscaux s’intensifie, ce qui force les responsables des politiques à exiger plus de renseignements de la part des déclarants. « Tout le monde s’entend sur l’importance de mettre fin à ces fléaux, rappelle Al Walker. Mais comment le ministère des Finances et l’ARC doivent-ils s’y prendre? À défaut de comprendre les outils qui pourraient leur permettre de le faire, ils établissent des règles complexes pour tous. »

La TLSU illustre parfaitement cette situation. À Vancouver et à Toronto, devant une spéculation immobilière débridée et des soupçons de blanchiment d’argent dans le secteur résidentiel, les administrations provinciales et municipales ont restreint les investissements. Des pénalités fiscales ciblant les investisseurs étrangers dont les logements sont vacants ont été réclamées. Et lorsque le fédéral a donné suite à ces demandes en adoptant sa propre taxe, la solution législative est allée trop loin.

En effet, un vaste éventail de structures de propriété sont tombées sous le coup de ces obligations de déclaration, alors que leurs bénéficiaires effectifs n’étaient pas des étrangers. « De nombreux Canadiens doivent remplir ces formulaires même si la TLSU ne les vise pas », fait observer Hugh Neilson. Poursuivant du même souffle, il souligne que le gouvernement fédéral a fait fi des avertissements du Sénat concernant les modifications proposées. « L’ampleur des répercussions n’a pas été comprise. » (Dans l’Énoncé économique de l’automne, le gouvernement a toutefois promis de mettre fin au fardeau imposé aux Canadiens par la version initiale du règlement sur la TLSU.)

Les lourdes obligations de déclaration ont aussi d’autres conséquences imprévues : le coût et la complexité de l’observation des règles pourraient inciter les contribuables à adopter des pratiques d’évitement fiscal abusives ou à solliciter des conseils à bas prix pour limiter leurs dépenses. De fait, Kim Moody constate une hausse des « cas d’évitement fiscal abusif qui frisent la fraude fiscale ».

Devant un problème d’une telle ampleur, les fiscalistes préconisent un large éventail de solutions, qui auront presque inévitablement leurs propres répercussions budgétaires et politiques. Kim Moody préférerait qu’on reparte à zéro, en suivant un processus comme celui qui a abouti aux grandes réformes de la Loi de l’impôt sur le revenu en 1972. Il privilégie aussi un plus grand recours aux taxes à la consommation au détriment des impôts sur le revenu, qui ont été introduits durant la Première Guerre mondiale pour financer l’effort militaire. Mais il concède qu’un virage aussi radical est improbable. « Pas de mon vivant. »

Heather Evans exhorte les responsables des politiques à faire preuve de retenue lorsqu’ils envisagent l’ajout de crédits ou d’obligations de déclaration. Elle croit aussi qu’Ottawa pourrait commencer à rendre le système moins opaque en ralentissant le processus législatif, en sollicitant des conseils externes et en arrimant l’administration des dispositions législatives aux modifications de politiques. « Une approche axée sur la collaboration serait porteuse de changements », dit-elle, citant au passage une initiative du Royaume-Uni visant à simplifier sa législation fiscale.

Pour mesurer les progrès, elle suggère que l’ARC vérifie combien de particuliers ont réussi à produire leur déclaration sans erreurs ni modifications importantes. La popularité d’une mesure législative donnée pourrait constituer un critère indirect : si les contribuables sont peu nombreux à se prévaloir d’un nouvel avantage, il est possible que le gouvernement ne les ait pas suffisamment informés de son utilité et de la marche à suivre.

Riche de son expérience à Video Tax News, Joe Devaney pense aussi que le ministère des Finances doit ralentir le cycle législatif. Il trouve par ailleurs que les fonctionnaires du Ministère devraient renforcer leur collaboration avec l’ARC pour s’assurer que l’administration d’une nouvelle règle ne donnera pas lieu à une hausse marquée des coûts de recouvrement ou des dépenses engagées par les particuliers et les entreprises pour produire leur déclaration correctement.

« Le principal problème pour les CPA et les contribuables, c’est que pour respecter la lettre de la loi, il leur faudrait dépenser des sommes qui excèdent largement leur budget », constate Joe Devaney, soulignant par ailleurs que le symptôme le plus patent de la « spirale de la complexité » est la prolifération d’erreurs graves dans les déclarations. « Il y a vraiment quelque chose qui cloche, mais le problème est difficile à cerner. »

Pour John Oakey, de CPA Canada, tout projet de loi fiscal doit être fondé sur une consultation rigoureuse des experts et, surtout, de l’ARC. « CPA Canada continue de plaider pour un examen exhaustif du système fiscal, mené par un groupe d’experts indépendants », rappelle-t-il. « D’ici là, nous recommandons fortement au gouvernement de suivre une approche fondée sur des principes en matière de politiques et d’administration fiscales, une approche qui a sa raison d’être et incarne une vision, au-delà des orientations politiques et d’une optique de commodité. La simplicité, l’équité, l’efficience et la compétitivité comptent parmi les principes fondamentaux d’un système fiscal judicieux. »

Ressources en fiscalité

Consultez les nombreuses ressources de CPA Canada en fiscalité et voyez pourquoi l’approche choisie par le gouvernement fédéral avec la Loi sur la taxe sur les logements sous-utilisés n’est peut-être pas idéale.

Légende : Ces dernières années, notre système fiscal est devenu de plus en plus alambiqué et hermétique, même pour des professionnels aguerris. (Freepik)