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Andy Taylor et Lyndsay Monk posent dans un escalier
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Gore Mutual : une jeune pousse vieille de…184 ans

Face à une dynamique sectorielle défavorable et à un futur incertain, les CPA Andy Taylor et Lyndsay Monk ont osé une transformation majeure.

D’emblée, rien ne clochait chez Gore Mutual Insurance Co. Établie en 1839, la mutuelle d’assurances multirisques, de taille moyenne, avait un milliard au bilan. Sans réalisations remarquables à son actif, elle jouissait néanmoins d’une belle rentabilité depuis son siège social de Cambridge, en Ontario. Mais devant les défis prévus pour le secteur, le statu quo aurait entraîné son déclin; elle serait probablement devenue une cible d’acquisition pour une autre mutuelle, ou aurait périclité jusqu’à disparaître.

Ainsi, en 2018, les dés étaient jetés : vu la consolidation régionale ou nationale du côté des courtiers qui vendaient ses polices (courtiers qui appréciaient en outre les technologies de pointe proposées par des concurrents cotés en bourse) ainsi que les événements climatiques extrêmes et le resserrement réglementaire attendu dans le secteur, les assureurs devaient miser sur un accroissement des capitaux, la diversification de leur modèle d’affaires et l’expansion.

Peut-être en raison de son lointain passé de coopérative, Gore Mutual se trouvait souvent associée aux mutuelles d’assurance agricole (elle qui n’assure pas d’entreprises agricoles), reléguée parmi les acteurs régionaux sans potentiel de croissance. Il y a cinq ans, alors que la valeur de ses primes s’établissait à environ 475 M$, elle devait, pour attirer clients, courtiers et talents, livrer une chaude lutte à des sociétés dont les primes se situaient entre 2 G$ et 10 G$. Pas étonnant donc qu’en 2018, les discussions de la direction sur l’avenir aient été animées : où serons-nous dans 10 ans?

Employés, administrateurs et autres parties prenantes semblaient préoccupés par le même constat.

« Nous étions tombés dans une certaine complaisance, tenant notre prospérité de longue date pour acquise », constate Andy Taylor, CPA, chef de la direction depuis 2020. Habitué à planifier, l’homme de 50 ans a quitté KPMG (où il travaillait au secteur de l’assurance) pour se joindre à Gore Mutual en 2005 dans le cadre d’un plan de relève, en commençant comme chef des finances.


« Au lieu de rénover la maison pièce par pièce, nous avons décidé de tout reconstruire en trois ans. »



Gore Mutual planifiait généralement sur quelques années, mais en octobre 2019, elle a annoncé un plan d’expansion décennal. Aux yeux de la direction, devant le rythme des transformations sectorielles internes et externes, le changement graduel ne suffisait plus, d’où l’injection sur trois ans de montants équivalant à dix ans d’investissements, pour un remaniement majeur. « Au lieu de rénover la maison pièce par pièce, nous avons décidé de tout reconstruire en trois ans », illustre Andy Taylor.

Résultat : une augmentation des primes d’environ 300 M$; des effectifs doublés; une image de marque rafraîchie; et un bureau à Toronto, en partie pour s’extirper des relents de ruralité infondés. Dans les 10 000 pi2 surplombant une dense artère du centre-ville, Gore Mutual incarne sa nouvelle ambition : se hisser parmi les 10 premiers assureurs multirisques au pays d’ici 2030.

Mais le secteur de l’assurance étant frileux face au changement, la croissance rapide et la nouveauté de l’approche d’une jeune pousse se sont accompagnées de quelques défis. Andy Taylor et son équipe n’en demeurent pas moins convaincus que la prise de risques s’avérera payante si Gore Mutual garde le cap.

Un employé de Gore Mutual travaille à son bureauSi la société a attire de nombreux talents, le tiers du personnel actuel de Gore Mutual y travaillait avant le virage. (Photo Katherine Holland).

Interrogés sur leurs modèles, de nombreux dirigeants nommeront Apple, Google ou Uber, synonymes de croissance, d’innovation et de domination.

Mais Andy Taylor a plutôt étudié les sociétés qui ont perdu leur influence, voire leur raison d’être, faute d’avoir su innover. Pas question pour lui de tenir les rênes du prochain BlackBerry, Blockbuster ou Nokia.

Or, une pertinence durable n’est pas un objectif aussi ambitieux qu’une place au palmarès des 10 premiers assureurs multirisques au Canada, qui contrôlent environ 70 % du marché, 200 autres sociétés se partageant le reste. Selon l’agence de notation des sociétés d’assurance AM Best, Intact arrive en tête de liste en 2022, forte de 14,2 G$ de primes, soit 16,7 % des parts du marché (on parle de 670 M$ pour Gore Mutual). Les chiffres de Desjardins, au deuxième rang, correspondent à la moitié de ceux d’Intact (6,15 G$ et 7,2 %). Pour être du nombre aujourd’hui, il faudrait jouer dans la cour des Allstate et Northbridge (de 3,27 à 3,51 G$ de primes).

Lyndsay Monk, CPA, chef des finances de Gore Mutual, explique que la société devait agir vite, guidée par une vision d’avenir solide et pragmatique.

« Nous avons moins de temps, et une marge d’erreur moindre, que d’autres organisations, qui peuvent obtenir des capitaux », expose-t-elle. Son expérience de CPA l’amène à se concentrer sur la performance financière et la gestion des risques, cruciales par définition dans son poste, mais aussi dans cette phase de croissance rapide.

Pendant la première phase du plan d’expansion, Gore Mutual a mis à jour ses outils technologiques, réalisé des gains d’efficience et embauché de nombreux experts, elle qui avait peiné à actualiser ses outils pendant 10 ans (et elle était loin d’être la seule : en 2022, Deloitte révélait que trois assureurs canadiens sur cinq utilisaient d’anciens logiciels au lieu du nuage, plus rapide).

Lyndsay Monk souligne que les mutuelles canadiennes, souvent plus petites que les assureurs cotés en bourse, sont plus nombreuses à utiliser des plateformes anciennes plutôt que Guidewire, solution infonuagique choisie par les leaders du marché. « C’était la base, tranche-t-elle. Notre expansion et notre viabilité passaient par la bonne plateforme. »

En 2021, Gore Mutual est devenue le premier assureur canadien à utiliser toute la suite Guidewire pour ses différentes activités (polices, facturation, réclamations). Le traitement des réclamations d’assurance pour les particuliers, auparavant manuel, a ainsi été automatisé à plus de 90 %. « Certains processus prenaient plusieurs jours, voire des semaines; nous sommes passés à des heures, et même des minutes dans certains cas », se réjouit Andy Taylor.

Les mutuelles, qui peuvent distribuer leurs profits aux détenteurs de police en versant des dividendes ou en réduisant les primes, ne subissent pas les mêmes pressions que les assureurs cotés en bourse pour atteindre des cibles de bénéfices. Gore Mutual a ainsi pu financer elle-même sa grande transformation. Andy Taylor le reconnaît : « Comme société ouverte, nous n’aurions probablement pas pu y parvenir tout en générant les bénéfices nécessaires. »

Pour certains aspects de son plan, Gore Mutual a consulté McKinsey. Malgré la discrétion notoire du cabinet, un associé principal, Alex D’Amico, s’est ouvertement montré très enthousiaste quant à l’avenir de ces entités. « Nous pensons que les mutuelles sont, de par leur structure financière, particulièrement bien placées pour faire évoluer le secteur », déclarait-il dans un balado.

D’autres, cependant, voient l’appel public à l’épargne comme la voie de la croissance la plus sûre pour une mutuelle d’assurances. Cette solution passe par la démutualisation, processus long et complexe qui suppose des paiements aux propriétaires et la vente d’actions à des investisseurs.

Plusieurs mutuelles d’assurance vie canadiennes ont opté pour la démutualisation dans les années 1990, mais du côté multirisques, Assurance Economical (qui relève maintenant de la Société financière Definity, sa société mère), premier assureur sous réglementation fédérale à se lancer, n’a achevé le processus que récemment.

Comme elle supposait la création de nouveaux cadres réglementaires, la démutualisation de Definity, actuellement huitième assureur multirisques au pays, a duré une dizaine d’années. Mais en 2021, les efforts ont porté leurs fruits : 1,4 milliard d’actions vendues, l’appel public à l’épargne le plus important de l’année. À la fin de 2023, sa capitalisation boursière s’établissait à 4,36 G$.

En 2015, Gerald Hooper, alors président du conseil d’Economical, a précisé que la démutualisation allait permettre à la société d’exploiter tout son potentiel et de se mesurer aux plus grands acteurs. Gore Mutual a envisagé cette voie, mais ne l’a pas jugée nécessaire, résume Lyndsay Monk.

« Nous avons décidé, compte tenu de notre taille, de notre vision et du coût de la démutualisation, que celle-ci n’était pas dans l’intérêt de l’ensemble de nos parties prenantes. »

Andy Taylor ne croit pas non plus que la démutualisation soit indispensable pour exploiter le potentiel de Gore Mutual, qui a plutôt choisi un modèle « moderne » de mutuelle.

« À notre avis, les avantages du modèle de mutuelle associés à une modernisation qui vient faciliter l’accès aux capitaux grâce à des activités hautement rentables et à des occasions externes nous mèneront au même résultat dans les années à venir. »

Le virage de Gore Mutual pourrait être facilité par des modifications réglementaires récentes, dont une augmentation temporaire des dettes contractées au moyen d’un titre de créance acceptées pour les assureurs multirisques, au-delà de la limite de 2 %. Les mutuelles multirisques ne sont pas les seules à bénéficier de cette augmentation, mais le changement facilite leur accès au capital.

Quoi qu’il en soit, un virage comme celui de Gore Mutual s’accompagne nécessairement de quelques difficultés, dont la principale, estime Andy Taylor, venait du fait que la société n’avait pas initialement prévu une croissance rapide, mais plutôt une transformation triennale, suivie d’une phase de croissance. Les avantages des transformations – nouveaux employés, relations améliorées avec les courtiers et évolution du modèle de fonctionnement – ne se sont toutefois pas fait attendre. Dès la première année du plan, la croissance s’est chiffrée à 17 %, dans un secteur où elle se situe généralement entre 6 et 8 %, comme le rappelle Lyndsay Monk.

La transformation touche également le personnel. Gore Mutual compte maintenant plus de 600 employés, par rapport à 350 quand la transformation a été lancée.

« La normalisation et la spécialisation forment les assises de la capacité d’expansion, poursuit Lyndsay Monk. Nous avons donc commencé à subdiviser les postes de généralistes. »

Par exemple, le poste général d’expert en sinistres se divise en plusieurs fonctions spécialisées, surtout dans le domaine des réclamations. La mesure a permis de réaliser des économies, notamment grâce à une nouvelle unité d’enquête sur les fraudes.

Environ le tiers du personnel actuel de Gore Mutual y travaillait avant le virage; il y a eu l’attrition naturelle, des départs à la retraite et les démissions de ceux qui « préféraient l’ancienne mutuelle », énumère Andy Taylor. « C’est tout à fait normal vu l’ampleur du changement. »

Le CPA explique que la société a attiré des talents ambitieux, animés par l’esprit d’entreprise. « La culture valorise maintenant davantage le rendement. »

Ainsi, la majorité des employés n’ont pas connu la mutuelle d’avant. Selon Andy Taylor, le plan décennal facilite la transformation culturelle parce que les ambitions et la vision organisationnelle y sont clairement énoncées pour les nouveaux talents. « Nous nous présentons résolument comme une société d’assurance nationale axée sur sa mission et tournée vers le numérique. »

Gore Mutual amorce maintenant la deuxième phase de son plan. Après le virage numérique et le développement de l’équipe, l’accent sera mis sur la performance et les résultats des investissements internes sans précédent.

Andy Taylor estime qu’à la fin de 2023, les primes brutes s’établiront à environ 715 M$ (par rapport à 475 M$ au début de la première phase). D’ici trois à cinq ans, des occasions de croissance interne porteront ce montant à 1 G$. La troisième phase opérationnalisera une envergure nationale, et le cap de 2 G$, grâce à des fusions et acquisitions ou à des partenariats stratégiques. Car selon Andy Taylor, une croissance interne de 500 M$ à 2 G$ ne serait pas réaliste pour une mutuelle vu ses contraintes en matière de capitaux et de rentabilité.

« Nous pourrions fusionner avec une autre organisation de notre taille, ou plus grande, précise-t-il, mais à condition que la décision soit dans l’intérêt de la mutuelle, et qu’elle nous permette de poursuivre sur la même voie. »

La durée de vie moyenne des sociétés de l’indice S&P 500 étant de 20 ans, Andy Taylor voit dans la pérennité de Gore Mutual un point d’ancrage unique.

« La grande résilience de notre organisation est inscrite dans son ADN et lui permet de se démarquer, déclare-t-il. Nous avons surmonté la Grande Dépression, la Grande Récession, des guerres, des pandémies… Nous réussissons à nous réinventer depuis 180 ans. » Gore Mutual s’engage donc dans une toute nouvelle voie d’avenir qui suit les traces de son passé.

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Légende : Les CPA Andy Taylor et Lyndsay Monk orientent Gore Mutual vers un avenir défini par l’innovation et la croissance. (Photo Katherine Holland)