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Un joueur de baseball balance sa batte
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Magazine Pivot

Si les paris sportifs peuvent être amusants, ils n’en demeurent pas moins risqués

La légalisation des paris sportifs au Canada ouvre la porte aux profits et aux partenariats pour les nouveaux comme pour les habitués, mais le risque est toujours de la partie.

Un joueur de baseball balance sa batteEn juin, lorsque les Blue Jays ont joué contre les Red Sox de Boston, Michael Naraine a parié 10 ¢ sur chaque lancer en temps réel. (Getty)

Michael Naraine, comme bien des Canadiens, regarde presque tous les matchs des Blue Jays de Toronto à la télévision. Il veut, bien sûr, que son équipe gagne, mais il a surtout un œil sur les décisions de l’arbitre derrière le marbre. Professeur agrégé à la faculté de gestion du sport de l’Université Brock, ce partisan des Blue Jays adore parier non seulement sur les matchs, mais aussi sur l’issue de chaque lancer.

Lors d’un match entre les Blue Jays et les Red Sox de Boston, en juin, il a parié 10 ¢ sur chaque lancer en temps réel. Une balle par-ci, une prise par-là. C’était amusant, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il perdait de l’argent. Il s’est alors dit : « Je mise 3 $ sur le prochain lancer. Ce sera une balle. » Il a vu juste. Ces 3 $ gagnés ont compensé tous les 10 ¢ perdus.

Michael Naraine est parieur sportif depuis l’adolescence : baseball, hockey, formule 1 (avec sa femme), etc. Or, depuis le lancement de Jeux en ligne Ontario, le 4 avril dernier, lui et ses concitoyens peuvent utiliser des sites et des applications d’ici pour miser sur des matchs ou des jeux particuliers. Avant, les parieurs devaient passer par des sites américains, britanniques ou australiens. Bien qu’ils puissent encore jouer sur des plateformes étrangères comme Draft­Kings, maintenant légales au Canada, ils peuvent aussi le faire sur theScore Bet. Ce site a été lancé en 2019 par theScore, une ancienne chaîne de sport devenue entreprise torontoise d’information et de jeu.

« Grâce aux paris, le sport devient plus captivant, plus personnel, et c’est ce que les ligues veulent », explique Michael Naraine. Voilà pourquoi de plus en plus de gens misent sur la victoire d’une équipe… ou la couleur du Gatorade qui sera versé sur la tête de l’entraîneur de l’équipe gagnante au Super Bowl.

Toutefois, les paris peuvent entraîner une dépendance et des pertes financières importantes, selon des experts. Quand on mise par match, par exemple, les petits montants s’additionnent lentement mais sûrement. De plus, comme l’accès aux sites de paris sportifs est facile, certains joueurs tentent de façon irréfléchie de regagner l’argent perdu en passant d’un site à l’autre.

Ouvrir le jeu

La légalisation des paris sportifs ne date pas d’hier. En 1992, la Société des loteries et des jeux de l’Ontario (OLG) a créé Proline, où l’on pouvait parier sur trois à six événements à la fois. Autre produit de l’OLG, Point Spread permettait de miser sur l’écart de pointage entre le gagnant et le perdant, ou sur l’issue de certains jeux.

Or, le 27 août 2021, le fédéral a modifié le Code criminel afin d’autoriser les paris sur un seul match, et les provinces peuvent désormais délivrer des permis de jeu à des entreprises privées. Jusque-là, le secteur des paris sportifs était sous contrôle gouvernemental, et le jeu rapportait chaque année 300 M$ à l’OLG. En obligeant les joueurs à faire des paris triples, on diminue leurs chances de gagner. Les plus expérimentés éviteront de tomber dans le piège, mais se laisseront sûrement tenter par les paris simples. Qui dit grosses sommes dit aussi grosses pertes, ce qui est lucratif pour la maison.

Depuis le lancement de Jeux en ligne Ontario, les paris sportifs ont explosé. Plus de 70 entreprises ont acheté un permis, au coût d’environ 15 000 $, et plusieurs ont mis en ligne un site Web proposant de tout : des paris sur le gagnant d’une partie aux paris propositionnels.

L’Ontario est la première province canadienne à avoir légalisé de tels paris sportifs, mais d’autres emboîteront peut-être le pas. « Le secteur canadien des jeux et du divertissement est sur le point de subir une importante transformation qui pourrait mener à de nouvelles occasions de croissance, réduire les activités liées aux paris illégaux, et générer de nouveaux revenus pour les gouvernements et les organisations », rapporte Deloitte dans un article publié sur son site Web. Le marché du pari unique, peut-on y lire, pourrait représenter 28 G$ d’ici cinq ans.

Un joueur de basket-ball saute pour smasher le ballon.Depuis que les paris sur les matchs individuels sont devenus légaux aux États-Unis, des ligues comme la NBA ont noué des partenariats avec des sociétés de jeux. (Getty)

Récupérer l’argent

On peut faire le parallèle avec la légalisation du cannabis, dont le but était de freiner le commerce illicite. Les administrations et les entreprises privées récoltent de l’argent qui, de toute façon, aurait été dépensé. Depuis plusieurs années, pour parier pendant un match ou faire un pari unique, on devait se tourner vers les réseaux criminels ou les entreprises étrangères. D’après la Canadian Gaming Association, la population canadienne dépense environ 10 G$ annuellement en paris uniques par l’intermédiaire de réseaux criminels, et 4 G$ sur le « marché gris », à savoir les entreprises implantées dans des pays où ces activités ne sont pas réglementées localement.

Au moment où le Canada a modifié le Code criminel, les paris légaux prenaient d’assaut les États-Unis. En 2018, la Cour suprême avait invalidé une loi fédérale de 1992 qui interdisait les paris sportifs commerciaux dans la plupart des États, et avait ainsi donné aux États le pouvoir de légaliser les paris uniques. Le Delaware a ouvert le bal, puis 30 autres États l’ont suivi.

Établir des partenariats

Le marché des paris sportifs évolue, et notre rapport au sport aussi. De nombreux fervents ne se contentent plus de regarder les matchs : ils veulent entrer dans l’action. C’est du moins l’avis de Jared Beber, CPA et PDG de l’entreprise torontoise Sports Venture Holdings, propriétaire de Bet99. Selon lui, parier sur les sports, c’est comme aller au cinéma : « Pourquoi va-t-on au cinéma? Pour vivre une expérience. Les paris sont un moyen de vivre le sport plus intensément. On peut interagir indirectement avec les athlètes et encourager son joueur préféré de manière plus concrète. »

Les paris en ligne pourraient même transformer les sports. Depuis la légalisation des paris uniques aux États-Unis, les ligues et les équipes sportives ont noué des partenariats avec des entreprises de jeu − une idée inimaginable il y a quelques années (le moindre lien entre une équipe et le jeu aurait provoqué un tollé).

Les partenariats offrent des occasions en or aux équipes sportives et au marché du pari.

Ainsi, DraftKings, une des plus importantes entreprises de jeu en ligne du monde, a signé un contrat avec de grandes organisations comme la NBA, la NASCAR et la Ligue majeure de baseball. En avril, Maple Leafs Sports & Entertainment, propriétaire des Maple Leafs et des Raptors, notamment, a conclu une entente pluriannuelle avec PointsBet, une entreprise australienne installée dans le marché canadien depuis la légalisation des paris en ligne. La LNH a aussi une participation dans l’entreprise.

Ces partenariats sont une occasion en or pour les équipes sportives de consolider les liens avec leurs partisans, et pour le marché du pari d’attirer des amateurs de sport, un marché colossal, rapporte Jared Beber. La collaboration des deux parties est multiple : elles échangent des données recueillies par les ligues et les équipes dans les dernières années; créent des offres expérientielles pour les parieurs, comme une section réservée dans les estrades; etc. Lors de l’Omnium canadien RBC de cette année, theScore Bet a proposé 22 sièges suspendus à 30 m au-dessus du 18e trou à ses clients ayant un compte actif.

Affronter la concurrence

Il y a un autre parallèle à faire avec le secteur du cannabis : la quantité phénoménale de choix offerts – les activités de jeux en ligne se multiplient. Ainsi, la concurrence est féroce, et il est difficile pour ces entreprises, et leurs investisseurs, de générer des profits. « Ces entreprises ont dû, dès le départ, consacrer beaucoup d’argent au marketing; cela explique pourquoi leur valeur en bourse s’est effondrée », souligne Chad Beynon, analyste à Macquarie. « Personne ne veut investir dans une entreprise qui n’est pas rentable. »

Penn National Gaming, propriétaire de Barstool Sportsbook, a acheté theScore en août 2021 pour la somme de 2,4 G$; elle a vu la valeur de ses actions chuter de près de 40 % cette année. L’entreprise pennsylvanienne rapporte que sa division des paris sportifs en ligne va probablement perdre 50 M$ US de recettes en 2022, car elle continue d’étendre ses activités et son parc d’infrastructures en prévision de l’arrivée de nouvelles technologies à l’interne et de son entrée dans de nouveaux marchés. Le 1er juillet, Penn National Gaming a mis fin aux activités de theScore Bet aux États-Unis, car de l’avis de certains analystes, l’intérêt n’était pas au rendez-vous. Ainsi, Barstool se concentrera sur le marché américain, et theScore Bet, sur le marché canadien.

Bet99 n’a pas un portefeuille aussi bien garni que ses concurrents DraftKings et Penn National Gaming, et ne peut pas se payer autant de publicité. Son propriétaire, Jared Beber, s’interroge cependant sur la place qu’occupe la publicité dans l’industrie et sur la perception qu’en auront les personnes qui n’ont même pas encore fait leur premier pari. L’entrepreneur croit qu’il y aura une prise de conscience quant aux techniques publicitaires et leurs répercussions sur le secteur : « Il faudra revoir le mode de présentation des publicités, mais aussi leur quantité et leur fréquence. Beaucoup de nos concurrents en mettent partout; je pense qu’il faut être plus stratégique. »

Réglementer le secteur

En effet, certains marchés de paris en ligne bien établis veulent réduire leurs activités de marketing, notamment en raison de la hausse des problèmes amenés par le jeu. Un rapport de 2021 de la firme londonienne YouGov, spécialisée en analyse de marché et de données, a révélé que le taux de dépendance au jeu pourrait être neuf fois plus élevé que ce que déclare l’industrie. Dans les dernières années, le Royaume-Uni, qui a revu ses lois sur les paris sportifs en 2005, a commencé à encadrer la promotion. En 2018, il a interdit les publicités après le début des matchs. Et depuis le 5 avril, les entreprises britanniques n’ont plus le droit de faire affaire avec des personnalités (sportifs, influenceurs, vedettes de téléréalité) pour vendre leurs produits, en partie pour ne pas attirer les jeunes vers les paris en ligne.

Chad Beynon ajoute qu’à certains endroits, le nombre de paris par personne est limité : « Dans certains marchés, si vous avez l’habitude de parier 10 $ à chaque partie et que, tout à coup, vous misez 200 $ sur trois parties, vous recevez un avertissement. Une personne chargée de la gestion du risque peut même vous empêcher de parier. »

Un joueur de hockey se réjouit après un but.Ce qui inquiète dans les paris sportifs, c’est que les gros joueurs sont aussi souvent adeptes de blackjack, de poker et de roulette. (Getty)

L’analyste fait remarquer que les entreprises font moins d’argent à cause de ces règles, et précise que le Canada et les États-Unis devraient surveiller de près la situation à l’étranger. « Ces règles ont eu un effet négatif sur la valeur des sociétés cotées en bourse au Royaume-Uni, souligne-t-il. On ne voit pas ça encore aux États-Unis, mais ce genre de restriction pourrait expliquer la baisse de valeur. »

Ce qui inquiète ou rapporte davantage, selon le côté où l’on se trouve, c’est que le but ultime de la majorité des entreprises n’est pas de faire dépenser plus aux parieurs sportifs. Souvent, les gros joueurs sont aussi adeptes de blackjack, de poker et de roulette. Sur theScore Bet, par exemple, on peut jouer à toutes sortes de jeux de casino et de jeux de table populaires.

Miser gros… au casino

Contrairement au cannabis, qui, d’après la plupart des experts, n’incite pas à la consommation de drogues dures, les paris sportifs peuvent, selon les données disponibles, entraîner une dépendance au jeu, prévient Michael Naraine. Beaucoup d’entreprises se servent d’athlètes connus (comme BetMGM, qui a pour ambassadeur Wayne Gretzky) pour inviter les internautes à se créer un compte et à recevoir un crédit de 25 $ utilisable dans les machines à sous virtuelles. « J’ai déjà joué à la roulette et au blackjack sur ces applications, qui sont accessibles en tout temps, dit-il. Il y a même une caméra qui filme le croupier en train de brasser vos cartes en direct. »

Les joueurs adeptes de paris sportifs doivent attendre qu’il y ait un match pour parier, alors qu’au casino, on peut jouer n’importe quand. « Les casinos récoltent beaucoup d’argent parce qu’on y fait une multitude de microtransactions aux machines à sous, à la roulette et au blackjack… et on n’a pas à attendre 19 h pour savoir ce qui va se passer! »

Il est encore tôt pour prédire l’évolution du secteur canadien du jeu, mais il y aura certainement une consolidation de la clientèle : les gros acteurs prendront de l’aplomb, et les petits ne pourront pas suivre, dit Chad Beynon. Pour sa part, Jared Beber veut faire croître Bet99 de manière responsable, soit en trouvant l’équilibre entre le marketing et la croissance tout en ayant une vision à long terme.

« La pérennité est ce qui compte le plus, dit-il. L’idée n’est pas de jeter l’argent par les fenêtres, mais de trouver le juste milieu entre la rentabilité et la croissance. »

Comment y arrivera-t-il? On ne le sait pas encore. « Je ne veux pas dévoiler mon jeu à mes concurrents », admet-il. Il espère que Bet99 se démarquera en s’intéressant aux marchés locaux, peut-être en mettant l’accent sur les sports et les équipes qui ont la cote dans différentes villes.

En bon universitaire, Michael Naraine surveille de près l’évolution du secteur des paris sportifs. Mais pour l’heure, une seule chose l’intéresse : gagnera-t-il son premier pari postlégalisation? « J’ai parié que les Blue Jays finiraient premiers dans la division est de la Ligue américaine. Ça n’en prend pas le chemin pour l’instant. »

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