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John Chen, chef de la direction de BlackBerry, pendant un discours
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Comment BlackBerry a su se transformer pour renaître de ses cendres

En renonçant aux appareils mobiles pour mieux se réinventer, l’entreprise canadienne prospère dans un tout nouveau domaine technologique.

John Chen, chef de la direction de BlackBerry, pendant un discoursJohn Chen, chef de la direction de BlackBerry, vise plus les cadres supérieurs que les consommateurs friands de gadgets. (Getty Images)

Ce fut un sombre début d’année pour les inconditionnels du BlackBerry, ce pionnier des cellulaires, précurseur hier, mais dépassé aujourd’hui. Le glas a sonné le 4 janvier pour les appareils mobiles qui tournaient sous BlackBerry OS, remplacés par les derniers-nés de la gamme, intégrés à la grande famille Android. Le mythique appareil, muni d’un petit clavier à touches, regretté par ses fidèles, se retrouve au cimetière des technologies.

Toutefois, BlackBerry n’a pas dit son dernier mot. Née à Waterloo, autrefois au sommet à la Bourse de Toronto, son étoile a pâli, mais elle s’est réinventée et se spécialise aujourd’hui dans les systèmes de cybersécurité et les systèmes d’exploitation pour véhicules connectés. Il lui a fallu de nombreuses années pour passer des cellulaires aux solutions logicielles pour entreprises, dont l’infonuagique, mais la plupart des analystes jugent qu’elle a réussi son pari.

La prédominance de BlackBerry, auparavant dénommée Research in Motion (RIM), et son succès stratosphérique de 2008 (l’action affichait un cours de 146 $, contre 9 $ aujourd’hui) ne sont que de lointains souvenirs. La marque est moins connue. Heureusement, ce que cherche l’entreprise, ce n’est pas forcément la faveur du grand public. John Chen, nommé chef de la direction en 2013 pour remplacer à la fois le fondateur de RIM, Mike Lazaridis, et le chef de la direction, Jim Balsillie, FCPA, FCA, vise à gagner la confiance des cadres supérieurs plutôt que celle des consommateurs friands de gadgets. « La seule chose qui demeure inchangée, c’est le nom. Tout a été revu de fond en comble », souligne Brian Partridge, directeur de recherche à S&P Global Market Intelligence.

« On voulait sortir un appareil gagnant, plein de fonctionnalités novatrices. »

Le virage a été amorcé avec l’arrivée de John Chen, qui avait sauvé de la déroute Sybase, un éditeur de base des données, et en avait fait une société multimilliardaire. Un exploit remarqué. En 2013, BlackBerry n’a vendu que 19 millions d’appareils mobiles alors qu’elle en avait livré 49 millions en 2010. Cette année-là, aux États-Unis, ce sont 120 millions d’appareils Apple qui ont trouvé preneurs.

En quête d’un coup de circuit, le nouveau chef de la direction mise sur l’expertise de l’effectif en place et cherche d’abord à relancer les ventes d’appareils. Le BlackBerry Classic voit le jour en  2014. Directeur des plateformes logicielles de 2011 à 2015, l’actuel chef de la technologie, Charles Eagan, de retour chez BlackBerry depuis 2018, se souvient : « On voulait sortir un appareil gagnant, plein de fonctionnalités novatrices. » Ce ne fut pas suffisant pour s’emparer de parts du marché.

« Le franc succès attendu n’a pas été au rendez-vous, et c’était la désillusion », poursuit-il. D’autant plus que les fonctionnalités alors proposées (messagerie sécurisée, appareils sans bouton d’accueil) sont maintenant la norme. S’ensuivent des ventes décevantes et une hémorragie financière (perte de 5,9 G$ US en 2014) qui forcent BlackBerry à faire un choix : renoncer aux cellulaires ou mettre la clé sous la porte, et remercier des milliers d’employés au Canada.

Embourbée, l’entreprise connaît certes des difficultés, mais il y a aussi du positif. Elle s’est bâti une solide réputation dans la sphère de la cybersécurité – il est pratiquement impossible de pirater ses appareils –, et elle s’impose dans des secteurs fortement réglementés et à grands volumes de données sensibles, comme ceux de la finance et de l’administration publique. John Chen saisit la balle au bond. Par voie de communiqué, il annonce en 2014 que BlackBerry recentre ses activités sur les services aux entreprises

Le chiffre d’affaires de la division Cybersécurité de BlackBerry a atteint 128 M$ US au T3 2022.

Lorsque BlackBerry produit son dernier appareil, en 2018, il y a déjà un moment qu’elle s’active dans un marché en croissance rapide, celui des logiciels de sécurité pour les entreprises d’envergure (au moins un millier d’employés). En 2019, BlackBerry frappe un grand coup : elle débourse 1,4 G$ US pour acquérir Cylance, une étoile de la cybersécurité qui fait appel à l’intelligence artificielle (IA) pour contrer les menaces en amont. « Nous avons ainsi renforcé notre offre en cybersécurité. Les technologies de Cylance s’arrimaient à notre gamme de fonctions, et ses capacités en IA et en apprentissage automatique étaient sans pareilles », explique Charles Eagan.

Le chiffre d’affaires de la division Cybersécurité de BlackBerry a atteint 128 M$ US au T3 2022. Même s’il s’agit d’une légère baisse par rapport à l’exercice précédent (130 M$ US), le tout cadre avec les prévisions des analystes. La sécurité fait partie Intégrante de l’ADN et des produits de BlackBerry, comme ses outils de protection contre les menaces mobiles, outils qui se basent sur l’IA pour bloquer les cyberintrusions et prévenir les tentatives d’hameçonnage sur les cellulaires. Pour Charles Eagan, c’est ce qui distingue l’entreprise de quelques-unes de ses rivales.

De l’avis de certains analystes, BlackBerry ne réussira pas à damer le pion aux Microsoft, Cisco et CrowdStrike de ce monde, mais son chiffre d’affaires est tout de même appelé à croître, compte tenu de l’explosion des attaques informatiques. Selon Fortune Business Insights, le marché de la cybersécurité devrait atteindre 366 G$ US en 2028 (contre 153 G$ US en 2020). « BlackBerry n’a pas forcément l’avantage sur ses concurrents, mais, comme eux, elle profitera de la vague », résume William Kerwin, analyste à Morningstar

Le produit phare de BlackBerry, QNX, se retrouve à présent dans les modules de commande d’au moins 195 millions de véhicules.

La cybersécurité reste peut-être l’activité la plus lucrative de BlackBerry, mais c’est la division des produits pour véhicules connectés qui s’annonce la plus prometteuse, et qui pourrait lui permettre de redorer son blason technologique. BlackBerry propose une gamme de solutions intégrées pour véhicules connectés, y compris un logiciel antipiratage. Son produit phare, QNX, un système d’exploitation hautement sécuritaire dont BlackBerry dotait ses appareils mobiles, se retrouve à présent dans les modules de commande d’au moins 195 millions de véhicules. A suivi BlackBerry IVY, une plateforme infonuagique de création d’applications automobiles, qui rend possibles le stockage et l’analyse de données propres au véhicule, pour les constructeurs automobiles et d’autres intervenants.

Le chiffre d’affaires de la division ne s’élevait qu’à 43 M$ US au T3 2022, contre 32 M$ US à l’exercice précédent, mais Charles Eagan croit qu’elle remplira ses promesses. « Nous collaborons déjà avec la quasi-totalité des équipementiers de l’industrie automobile. De plus en plus, les véhicules deviennent de miniserveurs sur roues connectés au nuage. Les possibilités sont nombreuses, notamment du côté des interrelations entre notre division des produits pour véhicules et celle des services aux entreprises. J’y vois un filon à explorer. »

La patience sera de mise pour l’entreprise et ses actionnaires. Selon William Kerwin, il pourrait s’écouler encore quelques années, voire une ou deux décennies, avant que les consommateurs adoptent le véhicule connecté, si bien que le rendement des investissements risque de se faire attendre. L’analyste souligne que nul ne sait quelles perspectives s’ouvriront dans l’industrie automobile. Brian Partridge ajoute que de nouveaux acteurs, notamment Google, tenteront de percer le marché des véhicules autonomes connectés et de ravir à BlackBerry sa place de chef de file.

Les investisseurs espèrent bien que BlackBerry a tiré des leçons du passé, comme chef de file pris de vitesse par la suite. Brian Partridge pense que le secteur automobile pourrait toutefois lui ouvrir des débouchés favorables. Les observateurs estiment que les concurrents peineront à s’imposer dans le créneau et à proposer les mêmes avantages que BlackBerry. Soulignons aussi que les équipementiers ne sont guère en mesure de changer de système d’exploitation du jour au lendemain, contrairement à un consommateur qui s’offre un nouveau cellulaire à son gré. De plus, BlackBerry a un autre atout dans son jeu. Elle a conclu en décembre 2020 une entente pluriannuelle avec Amazon Web Services (AWS), colosse des services infonuagiques, pour sa plateforme IVY. « Un coup de génie qui vaudra à BlackBerry d’asseoir sa position de force dans l’infonuagique », commente Brian Partridge.

L’entreprise née en Ontario pourrait-elle remonter au palmarès des gagnants de Bay Street?

La clé du succès résidera dans l’exécution. L’offre de produits et de services est là, mais BlackBerry doit renforcer sa stratégie de vente et de marketing. D’après William Kerwin, « l’entreprise, qui s’est implantée dans des marchés prometteurs, doit s’y imposer et y déployer ses équipes de vente et de marketing pour garnir son carnet de commandes ». Brian Partridge abonde dans ce sens : « On attend d’elle qu’elle fasse ses preuves. BlackBerry offre des produits de qualité, mais a de la difficulté à rejoindre sa clientèle cible. Un bon élève qui pourrait mieux faire. »

Charles Eagan donne raison à ces observateurs. « Oui, du côté de l’exécution, BlackBerry doit affiner son message et sa stratégie de commercialisation pour mieux briller. Se démarquer de la concurrence dans un marché où une cinquantaine de fournisseurs reprennent les mêmes mots à la mode et font les mêmes promesses n’est pas une mince affaire. »

Appelé en renfort, John Giamatteo, qui a dirigé McAfee, le géant des antivirus, a été recruté pour orienter la stratégie de cybersécurité de BlackBerry. C’est de bon augure. « John apporte un nouvel angle. L’objectif est de continuer à clarifier notre message et notre approche », explique Charles Eagan.

Et les choses évoluent. En janvier, BlackBerry a cédé ses brevets jugés non essentiels, en ne gardant que ceux dont dépendent ses nouvelles activités. De quoi l’aider à goûter plus vite encore au succès, puisqu’elle a empoché 600 M$ US et transféré un portefeuille d’environ 20 000 brevets (pour la plupart associés aux cellulaires et à la messagerie) à Catapult IP Innovations, entreprise américaine constituée pour détenir les brevets en question. Selon William Kerwin, la vente, qui a marqué l’étape ultime de la transformation, apporte à BlackBerry une masse de liquidités à réinvestir ou à consacrer aux acquisitions. « Un réinvestissement aurait des avantages, mais je crois que BlackBerry est en mode acquisition. »

BlackBerry ne connaîtra peut-être jamais plus sa notoriété d’antan. Sa technologie, même si elle devient omniprésente dans les véhicules, ne sera pas à l’avant-plan. L’entreprise née en Ontario pourrait-elle tout de même remonter au palmarès des gagnants de Bay Street? Qui sait ce que lui réserve l’avenir. Après tout, une nouvelle ère pourrait s’ouvrir.

On ne sait quel visage BlackBerry montrera. L’audacieuse d’hier, incapable de suivre l’évolution du marché, va-t-elle redevenir une pionnière, elle qui a été à l’origine de la révolution cellulaire? « Le virage pris est impressionnant. Au cours de ma carrière d’analyste, j’ai été un utilisateur de BlackBerry, mais aussi un témoin de sa chute face à Android et à iOS. Arriver à se relever et à se réinventer force le respect », conclut Brian Partridge.

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