Critique de livre : L’effet papillon décuplé
À 20 ans, raconte le politologue Brian Klaas dans Fluke: Chance, Chaos, and Why Everything We Do Matters, son père lui annonce que son grand-père – donc l’arrière-grand-père de l’auteur – a un jour découvert, au retour du travail, que sa femme avait tué leurs quatre enfants avant de s’enlever la vie. Le jeune homme fait vite un plus un : son père, petit-fils issu du remariage de son arrière-grand-père, n’aurait jamais vu le jour sans cette tragédie. Et pas de père, pas de Brian Klaas. Dans le genre d’histoires qui marque, donne à méditer, voire guide nos pas, l’auteur est le fruit d’un meurtre.
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L’incipit de l’œuvre nous livre un récit notoire, lui aussi « fruit du hasard », repris dans le film oscarisé Oppenheimer. En 1926, Henry Stimson visite Kyoto et en revient conquis. Dix-neuf ans plus tard, cette ville ancienne japonaise lui doit d’être épargnée par la bombe atomique, l’homme étant alors devenu secrétaire d’État à la Guerre. Puis on connaît la suite : c’est sur Hiroshima que l’Enola Gay met le cap à la place.
Pour autant, l’auteur ne dresse pas une liste de coïncidences historiques fatidiques. Il tend plutôt à montrer comment les histoires qui nous sont racontées nous définissent, nous trompent, souvent; et, surtout, à illustrer l’universalité de son propos. Et si ces coups du sort, même anodins par rapport à la destinée de Brian Klaas ou Henry Stimson, influençaient nos parcours professionnels, nos relations personnelles et notre lieu de vie?
La plupart du temps, l’importance de ces moments charnières nous échappe. Tous ces incidents évités de justesse, toutes ces réussites ratées de peu, autant de réalités parallèles auxquelles personne n’a accès.
Nous ne voyons pas non plus comment nos actions affectent les autres : les vivants et ceux à naître. C’est bien nous, personne d’autre, qui avons accepté cet emploi; c’est bien nous, personne d’autre, qui avons conçu un enfant avec ce partenaire; c’est bien nous, personne d’autre, qui avons acheté le dernier billet pour un vol qui s’est écrasé. Nous envoyons constamment des ondes dans l’univers, chacune vectrice de changement, tout comme la lignée de la race humaine. « Nous ne contrôlons rien, mais nous influençons tout. » Autonomie et individualisme forcenés, capacité à comprendre notre monde régi par le hasard, volonté intrépide d’éliminer toute marge de manœuvre dans les systèmes économiques et industriels : les conséquences sont immenses.
L’essentiel de Fluke? Un florilège de ces répercussions, déployé avec verve, force de persuasion et sentiment d’urgence. Dans le registre « plus de souplesse, de grâce », l’auteur revient sur le navire bloqué dans le canal de Suez, qui à lui seul a provoqué des perturbations massives et coûteuses dans les chaînes d’approvisionnement internationales juste-à-temps. Il vante, en revanche, le réseau électrique chilien, conçu non pas au bénéfice de l’efficacité d’ensemble, mais dans le souci de pouvoir découpler facilement les réseaux locaux du système national, initiative qui a porté ses fruits après le tremblement de terre de magnitude 8,8, en 2010. A ainsi été évitée une réaction en chaîne qui aurait plongé tout le pays dans l’obscurité pendant des semaines.
Nous ne nous comprenons pas, affirme l’auteur, pas plus que nous ne saisissons notre environnement aléatoire, où d’innombrables minuscules actions réduisent à néant les prévisions concernant toute activité humaine à grande échelle. C’est que les prévisions, qui reposent toutes, tacitement, sur la prémisse d’une continuité des tendances, modifient les comportements dès lors qu’elles sont annoncées.
En 2016, The Economist s’est penché sur l’ensemble des prévisions du Fonds monétaire international pour le XXIe siècle, période qui a été marquée par 220 épisodes de récession nationale. Ces prévisions étaient publiées tous les six mois, en avril et en octobre, ces dernières ayant l’avantage de pouvoir se baser sur les données réelles d’un semestre entier. Et combien de fois les experts ont-ils vu venir les récessions? En octobre, environ la moitié du temps; en avril, jamais. Jamais. Nous pouvons faire atterrir un vaisseau sur une comète de quatre kilomètres de diamètre se déplaçant à 135 000 km/h, car la physique n’est aléatoire qu’à ses limites quantiques. Les affaires humaines, elles, sont fondamentalement chaotiques.
Quant à notre croyance en l’individualisme, l’auteur remet les pendules à l’heure. Avec 1,3 cellule bactérienne dans notre corps pour chaque cellule purement humaine, plus une foule d’eucaryotes, de bactéries, d’archées et d’autres virus, notre solitude se révèle bien relative. « Je suis maître de mon destin, capitaine de mon âme » : ce récit exerce un attrait viscéral, comme en témoignent les rayons des librairies qui ploient sous les ouvrages de développement personnel.
L’auteur n’adhère pas pour autant à l’autre côté de la médaille, qui veut que nous soyons le pantin d’un destin aveugle, de la divine providence. Ce qui l’émeut, c’est la façon dont le lien entre toutes choses apporte surprise, heureux hasard, joie et tristesse dans nos vies. Pour lui, il y a peu ou pas de grands rôles dans les affaires humaines, mais nous jouons tous le nôtre.