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Articles de fond
Magazine Pivot

La mainmise de grandes entreprises, une limite concrète pour les consommateurs

Quand des conglomérats se partageant le marché, les choix des consommateurs se trouvent réduits. Les avis sur d’éventuelles pistes de solution divergent.

Des gens se rassemblent dans un Starbucks pendant la panne de Rogers pour utiliser le service sans fil de BellDes clients de Rogers, dont le service sans fil est en panne, utilisent le réseau de Bell dans un café Starbucks. (Reuters)

S’il fallait évaluer la concurrence commerciale au Canada, obtiendrait-elle la note de passage? Le nombre d’acteurs dans divers secteurs de l’économie diminue, ce qui fait que les consommateurs y perdent au change. Crosbie & Co., firme-conseil de Toronto, a quantifié le phénomène : les fusions et acquisitions ont pulvérisé un record au pays en 2021, soit 3 857 transactions d’une valeur totale de 359 G$.

Tous nos œufs dans le même panier

Commençons par la base : l’alimentation. Le secteur des épiceries est dominé par trois grandes sociétés : Les Compagnies Loblaw Limitée, Metro inc. et Empire Company Limited, qui possèdent aussi des filiales. Loblaw est la société mère de Maxi, Empire, celle d’IGA et des Marchés Tradition.

Selon le Bureau de la concurrence du Canada, les prix des produits d’épicerie connaissent la montée la plus spectaculaire en quarante ans. Le Bureau a même lancé une étude visant à examiner comment les gouvernements peuvent lutter contre de pareilles hausses en renforçant la concurrence; son rapport est attendu en juin 2023.

Problème de communication

Même situation du côté des télécommunications. Selon l’Association canadienne des télécommunications sans fil, Rogers est le plus grand fournisseur de services de téléphonie cellulaire au pays, suivi par Bell et Telus. Comme les chaînes d’épicerie, ces géants possèdent plusieurs sous-marques : Koodo et Public Mobile pour Telus; Virgin Plus et Lucky pour Bell; et Fido et Chatr pour Rogers.

En juillet dernier, cette proximité a montré ses limites quand une panne de Rogers a affecté des millions de Canadiens, les privant de l’usage du cellulaire et d’Internet*.

Grandes surfaces, grands moyens

Difficile d’oublier les hordes d’acheteurs pris de panique au début de la pandémie. Où convergeaient-ils? Vers les grandes surfaces, bien approvisionnées grâce à leurs chaînes logistiques robustes. Vu leur superficie, elles pouvaient recevoir bien plus de clients qu’une modeste enseigne indépendante tout en respectant les consignes sur la capacité d’accueil.

Alors que de petits commerçants ont dû fermer temporairement en raison des mesures sanitaires imposées par l’État, un géant tel Walmart, qui vend des aliments et était donc considéré comme fournissant un service essentiel, n’était pas visé par les mêmes obligations.

Restrictions, fermetures, endettement… Les entreprises familiales ont eu du mal à rester à flot. Certaines n’ont jamais rouvert.

Selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, un propriétaire de PME sur six envisageait de fermer en 2021. L’année précédente, 58 000 entreprises avaient cessé leurs activités.
La situation est tout autre pour les grandes chaînes. En 2020, Walmart Canada a annoncé des investissements de 3,5 G$ sur cinq ans.

Et en 2022, elle a versé au personnel des magasins des primes en espèces totalisant plus de 100 M$.

Comment en sommes-nous arrives là?

Pour Marc Edge, professeur retraité de journalisme et de communication, l’acquisition de Sun Media par Postmedia en 2014 est un tournant de l’histoire de la concurrence au Canada, du moins dans le secteur des médias. Des journalistes ont perdu leur travail, mais la population en a aussi fait les frais. « La diversité des opinions exprimées est une question d’intérêt public. »

Keldon Bester, membre du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale, voit l’acquisition de Manitoba Telecom Services par Bell en 2016-2017 comme un moment charnière. « C’était préoccupant, car nous savions déjà que nos services sans fil étaient parmi les plus chers de la planète. »

Maintenant, c’est la tentative de Rogers d’acquérir Shaw Communications, un des plus grands fournisseurs de télécommunications dans l’Ouest, qui inquiète. Le Bureau de la concurrence cherche à bloquer la fusion, invoquant le risque d’une hausse des prix et de la réduction des choix.

Loi sur la concurrence

Donc, comment en sommes-nous arrivés là?

Pour certains, le problème vient de la Loi sur la concurrence, qui établit le cadre juridique au Canada. Conçue en 1986, elle serait dépassée face à un marché qui a connu des transformations radicales.

Des modifications législatives ont eu lieu en 1999, en 2009 et en 2022, mais les dispositions sur les fusions sont restées intactes, et il n’y a toujours pas de stratégie globale adaptée à l’économie numérique et à ses titans comme Google et Meta.

La Loi comporte un élément controversé : la défense reposant sur les gains en efficience. Si une fusion proposée permet de réaliser des économies de coûts qui compensent (d’un point de vue quantifiable) ses effets anticoncurrentiels, elle sera autorisée même si le Tribunal de la concurrence la juge anticoncurrentielle.« C’est souvent celui qui a le plus grand pouvoir économique qui constitue la force prépondérante sur l’échiquier », résume Jennifer Quaid, professeure agrégée et vice-doyenne à la recherche à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. « Généralement, les gagnants ont déjà une situation financière enviable ou sont en mesure de protéger leurs intérêts. »

Même constat pour Marc Edge, qui ajoute : « La législation sur la concurrence ne considère que ce qui est quantifiable. Or, l’intérêt public compte aussi. »

Répercussions des consolidations

« La consolidation a des conséquences très directes. Elle se traduit par des hausses de prix et l’absence de choix, ce qui peut miner les gens », se désole Keldon Bester.
« Les grandes sociétés peuvent monter les prix, car les consommateurs ont peu d’options », confirme Karim Bardeesy, directeur général du Leadership Lab à l’Université métropolitaine de Toronto. « Et les secteurs consolidés sont moins à l’écoute de la clientèle. »

Le phénomène se répercute aussi sur les jeunes pousses, autrefois le bastion de l’innovation et de la créativité, précise Taylor Matchett, analyste principale de la recherche à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.

« Le contexte actuel n’est pas très attrayant pour les entreprises en démarrage et les PME », affirme-t-elle, en rappelant la nécessité de mieux protéger les nouveaux acteurs.

Importance d’une analyse globale

Dans un contexte où la consolidation augmente, les CPA voient les PME faire de plus en plus appel à leur expertise. « Nombre de PME constatent qu’elles ne maîtrisent pas bien leurs données, particulièrement depuis le début de la pandémie », observe Shalini Dharna Kibsey du cabinet Dharna CPA, à Mississauga. « Certains se contentaient de produire leurs déclarations de revenus. Ils réalisent qu’ils doivent comprendre l’aspect affaires, mais aussi l’aspect personnel derrière les chiffres. »

Sanjay Chadha, associé du cabinet SAV Associates, à Toronto, signale que les PME qui ne disposent pas des mêmes ressources que les grandes sociétés ont plus de mal à s’adapter aux changements. « Obligées de réduire les coûts dans l’immédiat pour survivre, elles ne peuvent penser au long terme. »

Ce qui nous attend

À qui la responsabilité de renforcer le marché incombe-t-elle?

Matthew Boswell, commissaire de la concurrence au Bureau de la concurrence, a fourni un élément de réponse en demandant au gouvernement de réexaminer la Loi sur la concurrence et en précisant que le Canada doit tenir un débat sur le cadre juridique qu’il lui faut au 21e siècle.

Voilà un pas dans la bonne direction, selon les experts, qui suggèrent aussi d’autres améliorations.

« Le Bureau de la concurrence devrait avoir plus de pouvoirs », affirme Karim Bardeesy, soulignant qu’à l’heure actuelle, ceux-ci sont limités.

En attendant, le fédéral a annoncé dans son budget de 2022 certaines mesures qui touchent le rôle et le fonctionnement de la Loi sur la concurrence ainsi que son régime d’application. L’objectif? Une législation qui permette de remédier à l’absence de concurrence.

UN MARCHÉ VRAIMENT LIBRE?

Dans ce texte, Ahsan Mogul, chercheur, explique comment les monopoles d'entreprise ont étouffé l'innovation et réduit la concurrence, faisant passer les actionnaires avant les consommateurs.

*Cet article a été mis à jour le 21 décembre 2022 pour préciser certains événements entourant la panne Internet pancanadienne survenue en juillet 2022.