Emprunter de l’argent jusqu’à plus soif : quel est le coût final?
Devant la faiblesse des taux d’intérêt, une véritable ruée vers l’immobilier a eu lieu pendant la pandémie. (iStock)
Un virage radical a été proposé par la première ministre de la Barbade à l’approche du sommet sur le climat de la COP27, tenu à Charm el-Cheikh. Un lourd fardeau accable les pays en développement menacés par la montée des eaux, à la merci des changements climatiques, et la plupart ploient sous un passif écrasant. En réponse, Mia Mottley esquissait un nouveau paradigme.
Dans son plaidoyer, elle exhortait la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) à suspendre les obligations de remboursement des pays émergents, déjà dépouillés par une dette publique ruineuse, appelés à se reconstruire et à attirer des capitaux étrangers pour concrétiser la résilience devant les changements climatiques. Elle voyait se profiler des chantiers d’avenir, du recours aux énergies propres à la protection contre les inondations. Et faisait valoir que tant de nations colonisées, qui avaient déjà payé un lourd tribut pour financer la Révolution industrielle, se retrouvaient aussi les plus mal loties, à l’heure où le niveau des océans s’élève inéluctablement. Son projet audacieux a bénéficié d’un appui notable lors du sommet international, dont la résolution définitive valide le raisonnement.
La croisade que mène Mia Mottley pour arrimer l’endettement aux changements climatiques nous le rappelle, les relations entre emprunteurs et prêteurs ne s’arrêtent pas aux chiffres du bilan. Les interactions entre débiteurs et créanciers amènent tout à la fois une dynamique de pouvoir, des tensions politiques et économiques, voire un dur jugement moral. Dans ce contexte, certains instruments d’investissement voient le jour, et divers acteurs économiques entrent en jeu. Aussi présent dans les échanges de tous les jours que dans les mécanismes du marché, le vocabulaire de l’endettement imprègne nos mentalités et perceptions. Et, comme le souligne Mia Mottley, un recadrage de la question pourrait transformer la mobilisation déclenchée en réponse aux sinistres qui s’abattent sur certains pays.
L’endettement et la prolifération des instruments de crédit étaient au cœur de certains des pires désastres des deux dernières générations, surtout aux États-Unis. Scandale des caisses d’épargne en faillite à la fin des années 1980, affaissement des obligations dites « pourries » (les junk bonds), naufrage d’Enron, crise des prêts hypothécaires à haut risque et effondrement des marchés en 2008, instabilité géopolitique provoquée par les exigences de remboursement imposées par le FMI aux pays en développement, le dénominateur commun est là.
La pandémie et ses séquelles dictent un nouveau chapitre dans l’histoire complexe de la dynamique de l’endettement. « Dans la dizaine d’années qui ont précédé la COVID, après la crise financière, les taux d’intérêt étaient plutôt avantageux en Amérique du Nord », fait observer Robert Kavcic, économiste principal à BMO Marché des capitaux. « Dans l’immobilier résidentiel, le passif s’est alourdi, au rythme des emprunts, par effet de levier. » L’expert signale aussi un nouveau phénomène, repéré depuis quelques années : le recours à la marge de crédit hypothécaire pour l’acquisition d’un autre bien immobilier, comme un appartement en copropriété, qui sera loué.
Mais à partir de mars 2020, dans de nombreux pays, les vagues de confinement ont déferlé. Bien des gouvernements se sont lourdement endettés, déterminés à éviter les ravages associés au coup de frein économique. À souligner, corollaire obligé, au milieu de 2021, la dette publique du Canada atteignait 1 600 G$.
Confinés, les consommateurs ont dû renoncer aux voyages et aux sorties au restaurant, ce qui leur a valu d’épargner comme jamais. Le déconfinement est venu libérer la demande refoulée. Dans un contexte de faiblesse des taux d’intérêt, les dépenses de consommation ont explosé, et une véritable ruée vers l’immobilier s’est déclenchée. Résultat : une forte hausse de l’endettement des ménages, notamment hypothécaire, un resserrement de l’approvisionnement et un taux d’inflation en progression, comme dans les années 1980.
Les politiques d’« assouplissement quantitatif » des banques centrales ont conduit à l’achat d’obligations d’entreprises qui, à son tour, a nourri l’inflation, selon les critiques. (La Presse canadienne)
Doug Hoyes, CPA, syndic autorisé en insolvabilité de Kitchener, voit bien des clients dépassés par l’ampleur de leurs dettes, mais pas tous. Il suit de près les tendances de l’économie et en tire des conclusions révélatrices sur l’endettement dans notre société. Paradoxalement, les taux d’insolvabilité, dit-il, ont chuté pendant la pandémie. Fin 2022, ils frôlaient toujours un creux inégalé en 25 ans. « Les journalistes n’en parlent pas, constate-t-il. Le sujet n’a rien de captivant, mais ce sont les faits. »
À l’aide d’un graphique qu’il a préparé, Doug Hoyes montre que le nombre mensuel absolu de faillites au Canada à l’automne 2022 était essentiellement le même que 25 ans plus tôt. Compte tenu de la croissance démographique, conclut-il, ce chiffre est aujourd’hui « nettement inférieur ».
La situation dépend de plusieurs facteurs. Le marché du travail reste robuste, les règles fédérales adoptées après la récession de 2009 facilitent les propositions de consommateur (pour éviter la faillite), et les tendances démographiques évoluent. La hausse des faillites qui a suivi la crise du crédit, poursuit l’analyste, s’expliquait notamment par le fait qu’un nombre élevé de Canadiens étaient alors au milieu de la quarantaine, âge où la vie coûte cher. À présent, c’est le groupe des retraités, en général moins endettés, qui augmente considérablement. « Les voilà donc parvenus à une étape où ils quittent en quelque sorte le système. »
Par ailleurs, Doug Hoyes nuance : il faut se garder de juger les particuliers pris dans la spirale de l’endettement. Dans les années prospères, avant la pandémie, les faillites personnelles et les propositions de consommateur pouvaient être associées à un profil dépensier, mais le contexte a changé. Le taux d’épargne des ménages, qui avait bondi au printemps 2020 pour atteindre 26,5 % (« un sommet de mon vivant »), a graduellement décliné. Cependant, l’inflation effrénée, la flambée des loyers et les hausses des taux d’intérêt (hausses destinées à juguler l’inflation) ont eu raison de certains budgets, devenus déficitaires. « Le revenu mensuel moyen de mes clients s’établissait à 2 400 $ l’an dernier, explique Doug Hoyes. Mais à Toronto, un loyer peut s’élever à 2 000 $! » Et désormais, bien des contribuables ont également un passif fiscal à régler.
Michael Massoud, directeur, Finance, analytique et information, à CPA Canada, rappelle que la pandémie a désavantagé certains ménages. Le fossé se creuse. Les organismes de conseil en crédit à but non lucratif, constate-t-il, voient de nombreuses familles aux prises avec une dette croissante et une hausse généralisée des prix. « Les particuliers s’endettent, et leur cote de crédit en souffre. »
Même si la modification du cadre qui régit les propositions de consommateur vient élargir l’éventail des solutions envisageables, Michael Massoud insiste, comme Doug Hoyes, sur l’importance d’éviter la honte parfois ressentie par les emprunteurs en difficulté. Le conseil vaut également, précise-t-il, pour les CPA dont les clients se trouvent en mauvaise posture. « Il est essentiel d’encourager les clients à ne pas hésiter à demander de l’aide, tranche-t-il. On fait souvent l’amalgame entre valeur du patrimoine et valeur personnelle, à tort. » Michael Massoud offre aussi un autre conseil concret : « On peut demander à ses créanciers un réaménagement, une réduction du taux d’intérêt. On risque d’essuyer un non, mais pourquoi se priver de la possibilité d’un oui? »
Les organismes de conseil en crédit à but non lucratif épaulent depuis longtemps les consommateurs, avec le soutien de divers intervenants, dont les créanciers. Mais tout n’est pas gratuit, et Doug Hoyes souligne que pour certains conseillers, dûment rémunérés pour leurs services, le marché des services-conseils en crédit prend de l’ampleur.
Ursula Wegen, entrepreneure de Calgary, a appris à ses dépens que dans la tourmente des aléas économiques, le surendettement peut s’installer. Elle et sa fille sont bien placées pour le savoir. Leur boutique, UtB Specialty and Fashion Shop, fondée en 2003, offrait au départ une gamme de T-shirts. Se sont ajoutées d’autres collections et créations au fil du temps. Cependant, à la fin des années 2010, le cours de l’or brut chute. Il faut quitter le centre-ville, vidé des femmes travaillant dans les bureaux et prêtes à magasiner.
« Une décision réfléchie. » Mais voilà que la pandémie s’abat sur le monde. La mère et la fille se tournent alors vers la vente en ligne, et ciblent une clientèle fidèle. Et le modèle fonctionne pendant un moment. Puis, de nouveaux impondérables déferlent : l’inflation raréfie la demande, sur fond d’incertitude économique déclenchée par la guerre en Ukraine et de hausses des taux d’intérêt décrétées par la Banque du Canada. La ligne de crédit y passe, les cartes de crédit aussi, et Ursula Wegen, surendettée, doit casser les prix, mais la boutique restera ouverte et les fournisseurs seront payés, dit-elle. Il est également question qu’elle bénéfice d’un prêt consenti par un investisseur providentiel, pour un jour transmettre l’entreprise à sa fille.
Sa boutique est loin d’être la seule PME à la merci des bouleversements économiques. Pourtant, devant le déconfinement de 2021 et la faiblesse historique des taux d’intérêt, les entrepreneurs étaient nombreux à vouloir tirer parti de la reprise. C’est plutôt l’inflation, un cauchemar logistique et une hausse vertigineuse des coûts d’emprunt qui les attendaient en 2022.
Selon une enquête de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), un tiers des entrepreneurs s’inquiètent des coûts d’emprunt, contre 16 % l’année précédente. Plus de la moitié font appel à la ligne de crédit et à des emprunts à taux variable, et environ 62 % peinent à rembourser les dettes contractées pendant la pandémie.
Taylor Matchett, analyste principale en recherche à la FCEI, explique qu’en moyenne, les PME ont une dette d’au moins 114 000 $, d’après un sondage de novembre 2022. Il en ressort également que les cas d’insolvabilité ont culminé au milieu de 2022, un pic en deux ans. Un entrepreneur sur dix choisirait la faillite s’il ne pouvait poursuivre l’exploitation, et 46 % des entreprises qui risquent la fermeture mettraient fin à leurs activités sans entreprendre une procédure de faillite. « L’endettement postpandémie demeure un lourd fardeau et une priorité pour la majorité des PME. »
Michael Massoud est du même avis : « La hausse des taux d’intérêt et les pressions salariales engendrent un contexte d’incertitude où les entreprises se voient contraintes de réexaminer leurs projets et leurs dépenses. » Certaines, prévoyantes, ont réussi à négocier un taux fixe avantageux l’année dernière, ajoute-t-il. « En revanche, les entreprises qui ont dû emprunter récemment sont peut-être moins bien servies. »
Taylor Matchett précise qu’un endettement grandissant se traduit de surcroît par des occasions manquées pour les PME, mises devant des décisions déchirantes. Faire le deuil d’augmentations salariales et d’une bonification des avantages sociaux, se passer d’investissements stratégiques, par exemple pour profiter des marchés en ligne, voilà quelques écueils. « La situation se prolongera encore quelque temps. Alors le gouvernement doit absolument en faire davantage pour épauler les entreprises. »
Une conjoncture défavorable, c’est aussi, depuis bientôt un an, la réalité que vit la boutique d’Ursula Wegen, sous le signe d’un chiffre d’affaires en berne, à l’heure où la clientèle, prudente, modère ses achats. « Voilà où nous en sommes, constate-t-elle, on avance un mois à la fois. » Néanmoins, la fermeture et la faillite sont hors de question, s’empresse-t-elle d’ajouter. « Nous avons surmonté bien des épreuves, et nous arriverons à tenir le coup, une fois de plus. »
Un si lourd endettement de nos PME a de quoi inquiéter. D’après Statistique Canada, les petites entreprises (moins de 100 employés) représentaient en 2021 non moins de 98 % des employeurs et 63,8 % de la main-d’œuvre. Toutefois, leurs perspectives à court terme ne s’annonçaient pas particulièrement positives.
L’apport vital des PME à l’économie reste trop souvent éclipsé par les manchettes sur les grandes sociétés, pour la plupart cotées en bourse. On braque aussi les projecteurs sur les mouvementés marchés obligataires internationaux, dont dépendent les entreprises en quête de financement. Une étude de Statistique Canada révèle une hausse, en 10 ans, de l’endettement des sociétés canadiennes, dont la dette s’est creusée plus vite qu’aux États-Unis, au Japon et en Allemagne. Au Canada, la pandémie a amené les entreprises à se tourner plus que jamais vers les facilités de crédit bancaires. Selon l’étude, le financement à court terme domine les nouveaux prêts, ce qui expose les emprunteurs aux hausses des taux d’intérêt.
Les fluctuations des marchés obligataires s’inscrivent dans le contexte d’une nouvelle dynamique conceptuelle qui redessine les contours de l’endettement dans notre société. Pendant la pandémie, pour prévenir la déflation, les banques centrales ont eu recours – comme elles l’avaient fait pendant la crise du crédit de 2008 – à des politiques d’« assouplissement quantitatif ». La Banque du Canada et la Réserve fédérale américaine ont ainsi acheté des obligations d’entreprises à coup de centaines de milliards de dollars.
D’aucuns signalent toutefois que faire marcher la planche à billets à répétition, c’est alimenter l’inflation. Certains personnages, tels que le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, reprochent aux banques centrales d’avoir nui à l’économie. Il y a sans doute lieu d’en débattre, mais une chose est sûre : l’endettement excessif nuit. Entre le consommateur pris au piège, incapable de régler le solde de sa carte de crédit, et l’État surendetté parce que la banque centrale s’est lancée dans des achats massifs d’obligations, il y a quelques parallèles à tracer. Les répercussions sont bien réelles, et selon Mia Mottley, qui évoque le surendettement des pays en émergence, fragilisés par les changements climatiques, nul n’y échappe.
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