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L'homme d'affaires Stéphane Lefebvre se tient devant un mur coloré.
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Un CPA remet le Cirque du Soleil sous les projecteurs

La pandémie a temporairement fait tomber le rideau sur les activités du Cirque du Soleil, mais le nouveau président et chef de la direction prépare un retour en piste mémorable.

L'homme d'affaires Stéphane Lefebvre se tient devant un mur coloré.« Quelles émotions voulons-nous transmettre? Pour ma part, je veux que le Cirque du Soleil émerveille le public », explique Stéphane Lefebvre. (Photo LM Chabot)

Le chasseur de têtes qui a contacté Stéphane Lefebvre à l’été 2015 pour lui offrir un poste à la haute direction du Cirque du Soleil ne se doutait probablement pas qu’il s’adressait à un passionné des arts.

Admirateur du compositeur Robert Schumann et d’autres grands de la musique classique, le jeune Stéphane Lefebvre faisait naguère résonner le piano de la maison familiale de Chambly, non loin de Montréal. C’est pendant ses études en administration des affaires à HEC Montréal qu’il commencera à appliquer son talent pour les chiffres au monde du spectacle. Un de ses professeurs, qui organise des concerts de rock dans le Grand Montréal, lui demande de l’aider à faire sa comptabilité. Le futur CPA bénéficie alors d’un accès privilégié à la scène musicale : « J’assistais gratuitement aux représentations et j’échangeais avec les musiciens dans les coulisses. Non seulement je les voyais jouer, mais j’avais la chance de les rencontrer. De beaux souvenirs! »

La bonne fortune lui sourit plusieurs décennies plus tard, le jour où le géant du cirque cogne à sa porte. « Travailler au Cirque du Soleil était un de mes rêves. » Rêve réalisé quand il y deviendra chef des finances en 2016, avant d’être nommé chef de l’exploitation, puis président et chef de la direction en décembre dernier.

Décider de quitter un excellent emploi pour partir à la conquête du monde circassien a toutefois demandé mûre réflexion.

Lorsque le chasseur de têtes le contacte, Stéphane Lefebvre travaille depuis 20 ans pour la multinationale montréalaise de simulateurs de vol CAE, où il occupe un poste enviable, celui de vice-président et chef de la direction financière. D’abord basé à Londres, il sera appelé à exercer ses fonctions en Italie, au Brésil, en Inde, en Australie. Son emploi lui plaît, la vie de globe-trotter aussi, et l’idée de quitter l’aéronautique ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Pourtant, il se laisse tenter par le rayonnement du Cirque du Soleil. Difficile de résister. La perspective d’une carrière qui nourrirait sa passion pour les arts le séduit.

Diplômé de HEC Montréal en 1991, le jeune homme fait ses débuts chez Pricewaterhouse (avant la fusion avec Coopers & Lybrand) et y reste jusqu’en 1997. Il obtient son titre professionnel et s’occupe principalement de regroupements d’entreprises et de dossiers d’insolvabilité. En outre, il siège au conseil de deux petites compagnies de théâtre montréalaises, à qui il donne un coup de main pour les formalités administratives et la tenue de livres. Il en profite pour renouer avec le monde des arts. « J’étais surtout un observateur, sans participer au processus créatif, mais quand l’une des troupes a monté la pièce Le portrait de famille, j’ai assisté à presque toutes les représentations. »

Puis vient le jour où son travail à temps plein doit prendre toute la place. Il cesse de s’impliquer en coulisses dans le domaine du spectacle, mais continue à se passionner pour les arts de la scène. Pendant ses 20 années à CAE, cet habitué des salles de spectacle enchaîne les comédies musicales et les pièces de théâtre. S’y ajoutent les spectacles du Cirque du Soleil, dont ce O qui l’a envoûté, un déploiement de prouesses aquatiques unique en son genre, présenté en première à Las Vegas en 1998. « Le Cirque sort des sentiers battus et défriche des territoires inexplorés », souligne Stéphane Lefebvre.

Quatre artistes en équilibre les uns sur les autres dans des costumes colorés.Plutôt que de retirer les spectacles après 12 à 15 ans de tournée, Stéphane Lefebvre veut puiser dans le riche catalogue du Cirque (Avec l’autorisation du Cirque du Soleil)

En 2015, le Cirque du Soleil procède à une vaste restructuration. Le fondateur, Guy Laliberté, actionnaire majoritaire, vient de vendre la quasi-totalité de ses parts à un groupe d’investisseurs mené par TPG, un fonds de capital-investissement. Les têtes pensantes – Daniel Lamarre, chef de la direction, et Jonathan Tétrault, chef de l’exploitation – se mettent en quête d’un chef des finances axé sur la rentabilité, au fait des rouages opérationnels, pour réaliser un plan stratégique.

« Le Cirque du Soleil, j’y voyais une icône de la créativité, et, à l’époque, je croyais qu’on pouvait encore pousser l’audace. C’est ce que j’entendais faire. En plus, j’avais envie d’évoluer dans un domaine qui sortait de l’ordinaire », ajoute Stéphane Lefebvre.

Tout va bien, jusqu’en mars 2020. La COVID se déchaîne. Soudain, le Cirque se trouve à devoir lutter pour sa survie. Un spectacle est sur le point de débuter en Italie, alors l’épicentre de la pandémie. La décision est prise de le relocaliser, mais rien n’y fait. Six jours plus tard, le rideau tombe sur 46 spectacles, en production ou à l’affiche.

« Du jour au lendemain, le chiffre d’affaires, qui dépassait le milliard, a chuté à zéro », explique le CPA.

Le 30 juin 2020, acculée à la faillite, l’organisation demande la protection contre ses créanciers, en vue de restructurer son capital. La sortie de crise survient en novembre 2020 lorsqu’est annoncé un rachat mené par Catalyst Capital Group.

Daniel Lamarre, 68 ans, conserve son poste de chef de la direction et présente aux nouveaux investisseurs un plan où est désigné son successeur éventuel, Stéphane Lefebvre, qui accède pour l’heure aux fonctions de chef de l’exploitation. « Ce n’était un secret pour personne. On savait que Daniel ne voulait pas rester encore 10 ans, précise Stéphane Lefebvre. Je me suis attelé à la création de valeur. Un plan a été élaboré pour travailler sur l’efficience, mobiliser moins de capitaux et viser la croissance. » Le nouveau président et chef de la direction prendra ses fonctions en décembre 2021, et le plan n’aura pas vraiment changé, même si l’entreprise demeurera éprouvée par la pandémie.

Le CPA s’attaque d’abord aux coûts indirects au siège social de Montréal. Il réduit l’effectif et délègue le pouvoir décisionnel aux chefs d’équipe à l’exploitation. Vient ensuite une refonte complète des calendriers de production.

Dans la logique du Cirque, depuis des années, à quelques exceptions près, un nouveau spectacle-phare voyait le jour tous les deux ans. Une tournée mondiale suivait. « Après 12 à 15 ans de tournée, le spectacle était remplacé, mais c’était un modèle coûteux, qui ne favorisait pas l’expansion. On ne faisait que combler le vide laissé par le spectacle retiré du circuit », explique Stéphane Lefebvre.

Selon Peter Graham, expert en médias et divertissement chez KPMG, la gestion des risques pèse plus lourd que jamais. « Avant la pandémie, le début de la vente des billets marquait la fin des risques, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le remboursement des billets est devenu un des moyens mis de l’avant pour favoriser la vente dans un contexte où le public est craintif, mais où il faut réunir des fonds pour relancer les spectacles. »

C’est alors que Stéphane Lefebvre a comme idée de puiser dans le riche catalogue d’excellents spectacles du Cirque, qui recèle des classiques que le public aimerait revoir. Il cite en exemple Kurios, un spectacle rétrofuturiste tantôt jazz, tantôt électro-swing, planté à la fin du XIXe siècle, où évolue l’inventeur d’une machine défiant les lois de la physique. La production fera un retour attendu à Toronto de la mi-avril à la fin de mai. « Ce sera un triomphe, je le sens », s’enthousiasme le chef de la direction. En 2014, certains journalistes de Montréal vantaient déjà la valeur intemporelle de Kurios, et c’est sur cet atout que mise le CPA pour lancer sa stratégie repensée.

Un artiste en équilibre sur un bras tandis que trois autres artistes posent en dessous.Des spectacle du Cirque du Soleil, comme Luzia, reviennent progressivement sur scène. (Avec l’autorisation du Cirque du Soleil)

La création Luzia, un hommage au patrimoine culturel mexicain, a repris l’affiche à Londres dans un Royal Albert Hall réaménagé pour l’accueillir. « C’est tout nouveau de revenir dans un marché pour y donner un spectacle déjà présenté, mais les choses se passent à merveille », se félicite Stéphane Lefebvre. Fin janvier, un record de vente hebdomadaire de billets a été enregistré, car les spectateurs ont recommencé à fréquenter les salles au Royaume-Uni, après un allègement des restrictions. Et Stéphane Lefebvre rêve d’allonger la vie des spectacles donnés sous le grand chapiteau.

Fini le temps où une tournée mondiale s’enclenchait pour absolument toutes les productions. « Nous entendons cibler certains marchés en proposant des spectacles adaptés, qui demanderont moins de capitaux », poursuit Stéphane Lefebvre.

Peter Graham estime que l’organisation devrait aussi chercher à gagner la faveur des jeunes. « Raviver la flamme? Je ne vois pas pourquoi le Cirque n’en serait pas capable, lui qui s’est réinventé tant de fois. »

Le nouveau président et chef de la direction veut repenser l’expérience que vivent les spectateurs. « Le chapiteau offre un cadre sublime, certes, mais il n’y a pas grand-chose à faire avant et après un spectacle. Je me suis moi-même heurté à ce problème par le passé, quand j’ai voulu prendre un verre après la représentation. J’aimerais en donner davantage au public », dit-il, sans toutefois fournir plus de précisions. Il promet que des changements seront apportés sous peu.

Le défi que représente la revalorisation d’une marque emblématique en temps de pandémie n’a pas empêché Stéphane Lefebvre d’entreprendre un tout autre projet : donner des cours de piano à l’aîné de ses enfants. Sur un instrument d’époque, rien de moins! Un souvenir de famille dont il refuse de se départir. « À l’atelier, on m’a dit que je pourrais trouver un meilleur piano, plus récent, pour bien moins cher que la réparation. Mais je n’ai pas pu me résoudre à abandonner cet instrument. » Quel est le rêve musical que caresse Stéphane Lefebvre? Interpréter avec brio Fantaisie en do majeur, un morceau de Schumann reconnu pour sa difficulté. Ce projet restera probablement en suspens jusqu’à la retraite, puisque, pour le moment, le pianiste s’emploie à sauver un fleuron québécois et à bâtir une nouvelle tradition.

« Quel message, quelles émotions voulons-nous transmettre? Pour ma part, je veux que le Cirque du Soleil émerveille le public. »

Adopter une perspective globale, voilà l’essentiel pour réaliser sa mission, nous apprend Stéphane Lefebvre. C’est là qu’interviennent ses compétences de CPA et sa vaste expérience des finances. Si sa maîtrise des chiffres contribue à assurer la pérennité d’une entreprise célèbre pour sa créativité, le côté artistique n’est pas en reste. « J’ai le privilège d’assister à certaines réunions des créateurs, et je suis payé pour le faire. La direction artistique est un sujet qui me fascine », confie-t-il.

Son prédécesseur n’en est pas surpris. « Le succès du Cirque repose sur la qualité des spectacles, qui doit rester au cœur des préoccupations du dirigeant, invité à faire montre d’une sensibilité artistique, explique Daniel Lamarre. Stéphane valorise la créativité. Les producteurs et les artistes le ressentent. Ils voient en lui non pas le chef des finances d’hier mais un allié qui appuie leur quête de nouveauté. C’est de bon augure pour l’avenir. »

Naviguer entre fantaisie et rigueur a tout d’un exercice d’équilibriste. « Lorsqu’il m’a passé le flambeau, Daniel m’a dit : “À toi de jouer. S’il y a un pépin, tous les yeux seront tournés vers toi.” J’ai conscience de la portée de cette responsabilité et je l’embrasse pleinement », de conclure Stéphane Lefebvre.

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