Passer au contenu principal
Un kit de repas en ligne du restaurant italien de Toronto Wynona
Articles de fond
Magazine Pivot

Des restaurants qui s’adaptent, pandémie oblige 

À quoi pourraient-ils ressembler une fois cette crise derrière nous? 

Un kit de repas en ligne du restaurant italien de Toronto WynonaExemple de repas qu’offre en ligne le restaurant italien Wynona, à Toronto (Photo Daniel Neuhaus)

Chaos, cataclysme? « C’est comme si tous les restaurants avaient été anéantis par une attaque extraterrestre », lance David Chang, le chef acclamé qui a fondé la chaîne Momofuku, qui comptait 16 établissements avant que deux d’entre eux ne doivent fermer. 

En fait, fin mars, les perspectives étaient désastreuses. Selon une étude nationale menée par Restaurants Canada, qui représente les acteurs des services alimentaires, 800 000 personnes avaient été mises à pied, près de 10 % des établissements avaient mis la clé sous la porte. Début mai, 70 % des restaurateurs craignaient d’avoir à en faire autant d’ici trois mois. Ces chiffres montrent l’ampleur des dégâts pour l’économie canadienne : les services alimentaires dégagent 90 G$ par année et emploient 7 % de la population active. Les pertes se répercutent bien au-delà des restaurants, tout au long d’un maillage complexe d’agriculteurs, de producteurs, de fournisseurs et de distributeurs qui se cachent derrière l’assiette. Un exemple? Les producteurs de pommes de terre écoulent 75 % de leurs récoltes dans les restaurants. On devine vite les répercussions en chaîne qu’aurait l’effondrement de la restauration.

Pour survivre, de nombreux restaurants se sont adaptés en un éclair. Les services de plats à emporter ou à livrer étant considérés comme essentiels, ils ont simplifié leurs menus et se sont associés à des entreprises de livraison. Parfois, les propriétaires assurent eux-mêmes la livraison pour alléger les coûts (les applications comme Uber Eats, gourmandes, prélèvent une commission de 30 % sur chaque commande) et pour resserrer les liens avec leurs clients, qu’ils espèrent bien revoir dans leur restaurant après la levée des mesures de distanciation sociale. 

D’autres mitonnent des petits plats à préparer chez soi : viandes marinées sous vide, pâtes maison, sauces, plateaux de charcuterie et de fromage, quelquefois accompagnés de leçons de cuisine sur Instagram. D’autres encore se transforment en dépanneur, en ajoutant à leur menu farine, œufs ou même papier hygiénique. Et certains vident leur cellier, dans les provinces où il est permis de vendre bière et vin pour accompagner les plats à emporter. (Pour respecter la règle, Zach Slootsky, propriétaire du restaurant The Federal, dans l’Ouest de Toronto, haut lieu de la cuisine réconfort, propose ses crus rares avec un sac de Doritos.) 

Faute d’un bon service de livraison, ces mesures de fortune, difficiles à maintenir à long terme, ne sauraient compenser un arrêt de plusieurs mois. Les charges continuent à courir : personnel et fournisseurs, emprunts, loyer (compter 30 000 $ par mois à Vancouver, à Victoria et à Toronto).

« Les restaurants dégagent des marges de l’ordre de 5 %, à cause des loyers et de la main-d’œuvre », explique John Sinopoli, associé et chef principal à Ascari Hospitality Group, cofondateur de Savehospitality.ca, coalition pancanadienne de plus de 1 500 propriétaires d’établissements dont dépendent 78 000 travailleurs, qui sollicite les aides fédérale, provinciales et territoriales. « Il faut une quinzaine d’employés pour dégager un million de dollars de chiffre d’affaires. Et si le chiffre baisse de moitié, c’en est fini de nous. » 

75 % des pommes de terre cultivées au Canada sont utilisées dans les restaurants.

Voilà pourquoi son groupe, de concert avec Restaurants Canada et d’autres chefs, présents sur les médias sociaux, demande davantage que des reports de prêts, de loyer ou d’impôts, qui ne feront que plonger les restaurants dans un gouffre encore plus profond. Fin avril, le fédéral avait déployé plusieurs mesures : à la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC) de 75 % sur 12 semaines et aux facilités de crédit de 40 000 $ (sans intérêts la première année) s’ajoutait l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (AUCLC), qui permet à certaines PME de ne payer que 25 % du loyer en avril, mai et juin. 

Si les fermetures répertoriées par Restaurants Canada continuent au même rythme, presque 30 % des établissements auront disparu d’ici l’été. Et pas seulement les indépendants. Adam Brown, associé, Création de valeur et leader national, Restauration, chez Deloitte Canada, fait remarquer que la COVID-19 menace la restauration rapide, décontractée et gastronomique. « Ceux qui vont s’en sortir, indépendants ou franchisés, auront repensé les modes d’exploitation et la structure des coûts, et réussi à innover : le prêt-à-cuisiner, la livraison, la commande en ligne, le paiement sans contact, le menu simplifié seront là. Il faut informer le client, lui dire “Oui, on est ouverts!”, le rassurer, lui expliquer que toutes les précautions ont été prises. »

Même après le déconfinement, les réouvertures pourraient n’être que progressives, caractérisées par des menus abrégés et des horaires restreints, le temps que les propriétaires réembauchent petit à petit le personnel et mettent en œuvre des moyens de distanciation : moins de cuisiniers entassés autour des fourneaux, moins de clients collés les uns aux autres, et peut-être même suppression des tables communes, des plats à partager et des visites sans réservation, courants ces dix dernières années. « Le positionnement des marques se fera sous le signe de la sécurité », prédit M. Brown, qui cite les opérations sans contact et les menus à usage unique parmi les moyens à adopter pour mettre les clients à l’aise.

Afin de compenser les pertes, les prix pourraient grimper. « Selon certaines estimations, l’addition n’aurait monté que d’environ 5 % depuis les années 1990, avance M. Sinopoli, mais les coûts, eux, auraient bondi de 100 %. Un état de choses qui ne saurait durer. » M. Slootsky, du restaurant The Federal, espère que les mentalités évolueront : « Si le client accepte de débourser davantage, alors les restaurateurs pourraient offrir au personnel de meilleures conditions. » Dans le contexte de la pandémie, avoir encore son travail, c’est déjà quelque chose, et la liste des tâches confiées aux serveurs et aux cuisiniers risque de s’allonger, les services externalisés – ménage, buanderie, récupération des matières grasses, vaisselle – étant rapatriés pour réduire les coûts.

Soit. Mais rien ne remplacera le plaisir d’une sortie au restaurant. L’assiette, d’abord, où s’harmonisent goûts, arômes et couleurs. Le service, aussi, et tout le reste, impalpable, ineffable : musique, éclairage, décor, fleurs. Les clients auront hâte de se laisser charmer, après des mois et des mois de leur propre cuisine. « Les restaurants émergeront, après la crise », dit J.-C. Poirier, chef québécois qui officie au St. Lawrence, bonne table de Vancouver. « On vit un ralentissement, mais les établissements qui auront réussi à s’adapter survivront, ancrés dans leur milieu, comme lieux de rassemblement et de convivialité. »

COVID-19 : CONSEILS AUX ENTREPRISES

Découvrez par quels moyens novateurs les PME peuvent se maintenir à flot et quels conseils pourraient les aider à survivre. Voyez aussi quelles mesures d’aide le gouvernement propose aux entreprises et comment ces dernières peuvent rester en contact avec leurs clients.