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Magazine Pivot

Le saumon transgénique sur les étals de certains marchands

Pas cher, délicieux, élevé selon les principes de la durabilité. En mangerez-vous?

Image d'une tête de saumonAquaBounty espère que ses saumons transgéniques apparaîtront sur les étals des poissonniers canadiens début 2021. (Photo Alexi Hobbs)

Au cœur de l’été 2017, quelqu’un, quelque part au Canada, s’est fait griller une délicieuse darne de saumon. Choix anodin? Pas forcément. Sans le savoir, ce pionnier de l’histoire culinaire consommait du poisson transgénique. Impossible de distinguer ce saumon de ses congénères : même texture, même saveur, même couleur. Le seul indice d’une quelconque innovation résidait dans la déclaration d’importation à l’aéroport Trudeau de Montréal. La cargaison arrivait d’un centre de recherche au Panama, propriété d’AquaBounty Technologies, société établie au Massachusetts. 

Ce coup d’essai (cinq tonnes à peine) marquait un jalon : l’atterrissage d’une nouveauté sur les marchés de consommation, après un quart de siècle d’efforts. Les reproducteurs créés par AquaBounty, ancêtres des saumons transgéniques qu’elle commercialise à présent, sont nés dans un laboratoire de l’Université Memorial, à Terre-Neuve, en 1989. Et l’entreprise a gardé sa première écloserie, à la pointe est de l’Île-du-Prince-Édouard. Un projet financé à coups de millions, R-D et agrandissements compris, par le fédéral, le provincial, certains géants des biotechnologies, et même un oligarque russe.

Le problème, c’est que depuis des décennies, AquaBounty se trouve enserrée dans l’étau d’une lutte acharnée entre défenseurs et détracteurs des OGM. Au cœur de la bataille, le saumon transgénique AquAdvantage, qui combine les gènes du saumon Chinook et de la loquette d’Amérique. Ce géant atteint 5 kilos en 18 petits mois, au lieu des 28 à 36 mois exigés pour ses cousins élevés en mer. « Je dirige une jeune pousse de 30 ans, qui vit au jour le jour, soutenue contre vents et marées par quelques indéfectibles, par ses investisseurs fidèles », se plaît à dire Sylvia Wulf.

Aux poursuites et manifestations acharnées des activistes s’ajoutent des difficultés de financement et une vingtaine d’années de démarches laborieuses auprès de la Food and Drug Administration (FDA), méfiante. L’entreprise se positionne en rempart contre l’insécurité alimentaire : produire des protéines animales saines deux fois plus vite et contrecarrer la surpêche, ce n’est pas rien. Les critiques, eux, crient au désastre écologique. Et si le saumon revu et corrigé s’échappait dans la nature?

Il a fallu 30 ans, 14 générations de saumons transgéniques et non loin de 130 M$, mais AquaBounty se prépare maintenant à faire ses débuts aux États-Unis. Sa ferme piscicole en Indiana produira 1 200 tonnes de saumon par an, saumon qui apparaîtra sur les étals des poissonniers américains d’ici Noël, et sur les marchés canadiens début 2021. En théorie.

Ce pari entrera dans l’histoire de l’agroalimentaire. Ces dernières années, une foule d’études ont montré que les Canadiens se méfient des OGM. Selon un sondage Angus Reid de 2017, quatre répondants sur dix les croyaient sans danger, mais six avaient des doutes ou les considéraient comme risqués. Et une enquête Ipsos-Reid de 2015 a révélé que les deux tiers des Canadiens consommeraient des aliments avec OGM, sous réserve d’un étiquetage clair. (Qu’ils le veuillent ou non, ils en mangent déjà, puisqu’en Amérique du Nord, il est devenu difficile de trouver un aliment transformé exempt d’OGM. Le sirop de maïs, omniprésent, du Coca-Cola aux barres tendres, aura en toute probabilité été extrait de cultures transgéniques; et l’étiquetage n’est pas obligatoire au Canada.) Les constats se sont confirmés à l’issue d’une étude de 2018 menée par Sylvain Charlebois, directeur du laboratoire d’analyses agroalimentaires de l’Université Dalhousie.

« Il y a un manque de transparence généralisé, déplore le chercheur. Pour le consommateur, un flou règne sur le génie génétique. » Les producteurs agroalimentaires, qui n’osent pas attirer l’attention sur la composante OGM, sont en partie responsables de la méfiance qu’inspire la filière. « Les interventions génétiques dans le règne végétal sont devenues réalité, mais les choses se complexifient dans le règne animal. Je ne suis pas convaincu que le marché est prêt. »

Les supermarchés hésitent à se mouiller. En 2017, une association anti-OGM a demandé aux grandes chaînes – Sobeys, Loblaws, Metro et Walmart – si elles commanderaient la gamme AquaBounty. Elles ont répondu « Non », mais la plupart ont laissé la porte entrebâillée. Demain, peut-être? 

Garth Fletcher, le scientifique de l’Université Memorial qui a consacré sa vie au saumon, a vu ses travaux couronnés par l’éclosion du tout premier alevin AquAdvantage. Optimiste, il se dit que l’année 2020 sera décisive. Reste un « obstacle de taille, l’accueil sur les marchés », ajoute-t-il.

« La biotechnologie alimentaire s’est invitée sans le consentement du consommateur. »

Maïs, soja, pommes : les OGM poussent à vive allure dans les pays développés depuis des dizaines d’années. Leurs opposants avançaient les risques de cancer ou d’allergies, des craintes pour la plupart démenties par les autorités sanitaires, dont la FDA, Santé Canada et l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

La controverse provoquée par la modification du code génétique animal a pris de l’ampleur. La vague s’amplifie, au-delà des inquiétudes que soulève le soja 2.0. Pour Andreas Boecker, de la Faculté d’agronomie de l’Université de Guelph, ce qui nous perturbe, c’est que certains animaux nous ressemblent. On leur donne un nom, on en fait des compagnons, et puis, sur le plan génétique, ils sont plus proches de nous qu’une pomme de terre : « Une proximité génétique qui suscite un malaise. »

Un malaise susceptible d’expliquer l’échec cuisant d’un projet de l’Université de Guelph, le porc Enviropig. Sans doute l’animal génétiquement modifié le plus célèbre de l’histoire du Canada, mis à part le saumon AquAdvantage, ce porc GM digérait mieux les céréales, d’où un lisier allégé en phosphore, élément associé à la prolifération des algues dans les cours d’eau proches des fermes porcines.

Ce projet a mis le feu aux poudres, les courants pro- et anti-OGM s’affrontant. Les militants sont montés aux barricades. Faute de partenaire prêt à prendre le risque d’une mise en marché, les chercheurs se sont avoués vaincus, et se sont résignés à abattre leurs dix derniers porcs transgéniques en 2012. Adieu, Enviropig! 

L’âge d’or de la recherche sur les animaux transgéniques remonte à 1980, année où des scientifiques de l’Université Yale implantent pour la première fois l’ADN du virus de l’herpès dans la souris.

« On explorait volontiers ce territoire, en expérimentation animale », raconte Eric Hallerman, spécialiste en ressources halieutiques à Virginia Tech. Dans les années 1980, ce scientifique faisait partie d’une équipe de recherche du Minnesota qui travaillait sur le poisson transgénique. Confiants, dès 1982, Garth Fletcher et ses collègues biochimistes Choy Hew et Peter Davies se sont mis à travailler sur un saumon transgénique « antigel », à élever dans les eaux glaciales qui bordent Terre-Neuve. Exubérant, plein d’énergie à 84 ans, M. Fletcher passe la plupart de ses journées dans son laboratoire du Centre des sciences océaniques de l’Université Memorial qu’il pilote depuis 11 ans. C’est dans les années 1980 que cet expatrié écossais à la rebelle chevelure blanche, arrivé à Memorial en 1971, a entrepris les travaux qui le rendraient célèbre.

L’idée, c’était de prendre des gènes de plie rouge, espèce à l’aise en eau froide (son sang contient une protéine qui inhibe la formation de cristaux de glace) et de les transférer à des œufs de saumon. Dès 1984, des chercheurs de l’institut d’hydrobiologie de Wuhan, en Chine, créaient le premier poisson transgénique du monde. Attention, l’équipe de M. Fletcher les talonnait. L’année suivante, elle insérait le gène antigel dans des œufs de saumon. Avec le succès à la clé, car les caractéristiques voulues ont été passées aux générations suivantes. De quoi changer toute la destinée génétique de l’espèce. 

Toutefois, attester la permanence génétique n’était que la première bataille. « Pourtant, on se disait que les choses iraient bon train », avoue M. Fletcher.

Oeufs de saumonŒufs de saumons (Photo Alexi Hobbs)

Outre le malaise que causent les manipulations génétiques, de vraies incertitudes persistent face à la démarche d’AquaBounty et de ses semblables. Au début des années 1990, déjà, M. Hallerman et sa collègue Anne Kapuscinski s’interrogeaient sur les répercussions des manipulations génétiques. « Nous étions en marge, mais, forts d’un bagage en biologie et en écologie, nous avons pris conscience des risques. Et si ces poissons s’échappaient et se reproduisaient avec les populations sauvages? »

Les saumons AquAdvantage sont stérilisés au moyen d’une manipulation, efficace à 99,8 %, qui crée chez eux une triploïdie (trois lots de chromosomes au lieu de deux). Et on ne produit que des femelles. Cependant, en théorie, il suffirait qu’une poignée de sujets fertiles s’immisce dans l’habitat du saumon de l’Atlantique pour perturber l’écosystème.

AquaBounty a invité M. Hallerman à évaluer les risques du projet, à titre de mandat non rémunéré. À partir des conclusions du chercheur, l’entreprise a établi les mesures de protection à mettre en place sur l’Île-du-Prince-Édouard, en Indiana et dans son centre de recherche panaméen, ouvert en 2008 pour incuber les œufs fécondés au préalable au Canada. (L’écloserie du Panama, qui faisait double emploi avec les nouvelles installations de l’Indiana, a été fermée en 2019.)

Dans la foulée d’audiences publiques tenues en 2010, M. Hallerman a été consulté par la FDA, qui a décrété que le saumon était propre à la consommation, sans pour autant donner son aval à la mise en marché. L’organisation a plutôt réuni en assemblée spéciale experts en médecine vétérinaire et généticiens, amenés à se prononcer sur la question.

Réservoirs contenant des poissons nouvellement éclos à l'installation d'AquaBounty dans l'IndianaDes bassins d’AquaBounty, dans l’Indiana, contenant des poissons nés récemment (Photo Alexi Hobbs)

Anne Kapuscinski s’est exprimée sans détour : elle en convenait, la consommation du saumon ne présentait sans doute guère de risques, et les mesures de sécurité prises par AquaBounty à l’Île-du-Prince-Édouard et au Panama étaient probablement suffisantes, mais la FDA n’avait nullement répondu aux inquiétudes profondes soulevées par ce dossier; et la décision allait créer un précédent.

« On nous répétait que les poissons seraient élevés en cuves isolées, en toute sécurité », se rappelle Mme Kapuscinski, une voix écoutée. (Ses efforts pour favoriser l’adoption de politiques publiques rigoureuses sur les biotechnologies et la protection des ressources lui ont valu les éloges du United States Department of Agriculture, en 1997.) « De telles précautions pourraient suffire, dans le cas d’AquaBounty, mais si les affaires vont bien, certaines entreprises voudront manipuler à leur tour d’autres formes de vie, sans garantie de transparence. »

Néanmoins, en 2015, les barrières étaient franchies, et les autorités approuvaient la mise en marché du saumon AquAdvantage. Pourtant, vu les restrictions sur les importations des œufs GM, levées l’année dernière, l’entreprise a dû patienter. Elle n’a pu lancer ses activités en sol américain qu’au printemps dernier. 

Lucy Sharratt, du Réseau canadien d’action sur les biotechnologies, coalition de 16 organismes qui remettent en question le génie génétique, va plus loin que Mme Kapuscinski dans son questionnement. Elle remet en cause les autorisations délivrées à AquaBounty par le Canada dès 2016.

« Le public n’a pas été consulté, lance-t-elle. Les pêcheurs et pisciculteurs non plus. Veut-on vraiment de cette technologie? La question n’a pas été posée. Dans le cadre réglementaire, on ne s’intéresse qu’à la sécurité, sans se pencher sur les autres facettes. » 

Santé Canada a répondu que son évaluation se basait sur des consultations auprès d’experts de divers pays, menées sur 20 ans, et sur les constats de l’OMS et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.

« L’environnement et la santé sont les facteurs clés, d’où l’avantage concurrentiel de certaines nouveautés. »

La « jeune pousse de 30 ans » se présente comme une audacieuse qui se démène depuis 29 ans pour garder la tête hors de l’eau. De fait, AquaBounty a multiplié les demandes de financement et reçu des subventions du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, complétées par des prêts du gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard. S’ajoutent plus de 3,7 M$ de l’Agence de promotion économique du Canada atlantique, qui épaule les entreprises en démarrage de la côte Est. AquaBounty s’est aussi tournée vers le capital-risque : en 2006, elle a mobilisé 28 M$ US grâce à un premier appel public à l’épargne sur l’Alternative Investment Market de la Bourse de Londres.

D’autres acteurs, et non des moindres, ont injecté des fonds. Entre 2010 et 2012, Kakha Bendukidze, oligarque, industriel et milliardaire russe, aujourd’hui décédé, a sauvé l’entreprise de la banqueroute, par un apport qui frôlait les 10 M$ US, contre une participation de 48 %. En 2012, l’homme d’affaires a cédé ses parts à Intrexon (devenue Precigen), biopharmaceutique alors dirigée par Randal Kirk, milliardaire américain. L’an dernier, une autre société contrôlée par cet entrepreneur en biotechnologie, TS AquaCulture, a acquis les parts d’Intrexon pour 21,6 M$ US. AquaBounty n’est pas hors de danger pour autant. En 2019, d’après ses propres états financiers, on constatait qu’il lui serait difficile de poursuivre ses activités au-delà de juin 2020.

L’entreprise a collecté des capitaux supplémentaires en février, pour assurer ses arrières jusqu’en 2021, année où seront enfin engrangés des encaissements, espère Mme Wulf. Les poissons de l’Indiana arriveront à maturité en octobre, et ceux de l’Île-du-Prince-Édouard (moins nombreux, toutefois), au premier trimestre de 2021. 

« La biotechnologie alimentaire s’est invitée sans le consentement du consommateur, mis devant le fait accompli, signale M. Charlebois de l’Université Dalhousie. D’où la rébellion contre les OGM, qui couve depuis 30 ans. » Cela dit, son étude de 2018 auprès d’un millier de Canadiens offre une lueur d’espoir pour AquaBounty : 65 % des sondés étaient d’avis que les aliments avec OGM ne présentaient aucun danger, ou bien se disaient sans opinion (l’opposition a surtout surgi au Québec et en Colombie-Britannique).

Les jeunes étaient moins préoccupés par les OGM que leurs aînés, et les consommateurs, tous âges confondus, classaient les OGM loin derrière d’autres préoccupations : nutrition, prix, hormones et antibiotiques arrivaient avant. « Au même prix, le consommateur préférera le poisson classique, dit M. Charlebois. Mais si le poisson GM est moins cher, ou présenté comme un choix écologique? »

Vanessa Matthijssen, de Deloitte en Australie, intervient auprès d’une clientèle de producteurs alimentaires, en quête d’orientations stratégiques. Depuis deux ans, rappelle-t-elle, les aliments végétariens sont à l’avant-scène; en témoigne le succès foudroyant des végéburgers Beyond Meat. Les détaillants constatent que les produits spécialisés peuvent plaire aux masses. « L’environnement et la santé sont les facteurs clés, d’où l’avantage concurrentiel de certaines nouveautés. »

Voilà qui cadre avec le propos d’AquaBounty : on évite la surpêche, et le saumon à croissance rapide consomme moins de nourriture que son homologue classique.

Aux États-Unis, AquaBounty mettra sans doute en relief de tels atouts, qui découlent du génie génétique, comme elle sera tenue d’indiquer sur l’étiquette la mention OGM. Au Canada, elle aura le choix. En parler ou rester discrète? Selon Mme Wulf, l’entreprise n’a pas l’intention de recourir à l’étiquetage, mais pourrait trouver d’autres moyens de transmettre l’information.

« Progressistes, pragmatiques, les Canadiens ont pris de l’avance, estime Mme Wulf. Nous n’avons pas à étiqueter notre saumon ici, puisque Santé Canada le juge identique au saumon de l’Atlantique. »

AquaBounty, c’est aussi un pari de 130 M$. En 2012, quand le projet Enviropig s’est soldé par un échec cuisant, le chercheur en chef Cecil Forsberg a été interrogé par le New York Times : « Au début de l’aventure, en 1995, j’avais l’impression que sept, huit ou neuf ans plus tard, le public accepterait les animaux transgéniques. J’avais tort. Il faut s’arrêter, et laisser les choses évoluer. »

Alors, quel accueil sera réservé au saumon revu et corrigé? AquaBounty le découvrira bientôt.

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