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Illustration de colocataires assis ensemble sur un canapé
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Magazine Pivot

Préférer la colocation avec des algorithmes pour intermédiaires

Les Y au budget limité sont séduits par le partage. 

Illustration de colocataires assis ensemble sur un canapéSoulRooms repose sur un algorithme qui aide à assortir les colocataires compatibles, histoire d’éviter les conflits. Adieu chicanes de vaisselle qui traîne et de musique trop forte! (Illustration Leeandra Cianci)

L’an passé, MBA en poche, frais émoulu de la Schulich School of Business de l’Université York, Gaurav Madani peinait à trouver un appartement en plein cœur de Toronto. « Il m’en coûtait 800 $ par mois pour sous-louer une chambre près du campus, à North York. Mais il fallait compter plus de 2 000 $ pour un 3 ½ au centre-ville. »

Peu attiré par la banlieue, le jeune professionnel a fait équipe avec son condisciple Arnab Dastidar pour réinventer la colocation. SoulRooms conclut des contrats avec des propriétaires de maisons et d’appartements dans les quartiers prisés et branchés de la Ville Reine (Junction et Liberty Village, entre autres) pour les louer à la chambre. (Les deux associés, évidemment, ont été parmi les premiers colocataires.) Les chambres sont privées, mais la cuisine et les aires de vie sont communes. Un algorithme aide à assortir les colocataires compatibles, histoire d’éviter les conflits (gare à la vaisselle qui traîne et à la musique tonitruante). Il faut compter 1 290 $ par mois (1 490 $ en moyenne), services publics, Wi-Fi et produits de nettoyage compris.

Pensions, maisons de chambres, rien de nouveau sous le soleil, algorithme et Wi-Fi mis à part. Après tout, dans les romans de Balzac, bien des personnages habitent dans une pension. Mais les intermédiaires tels que SoulRooms attirent de jeunes délurés, à l’aise, comme des CPA et des professionnels des TI, qui raffolent du décor scandinave épuré, des séances de yoga et des soirées 5 à 7. « C’est la vie en colocation, version 2.0 », résume M. Madani.

La tendance émerge, sans plus. En 2019, on comptait quelque 3 000 chambres en cohabitation aux États-Unis, selon Cushman Wakefield, mais l’offre devrait tripler dans les deux ans, étant donné que les Y ont du mal à se loger sans se ruiner. Et les investisseurs y voient un bon filon; le financement d’immeubles en colocation a grimpé à 2,2 G$ US à l’échelle mondiale en 2018, comparativement à 200 M$ US en 2017.

Common, l’un des grands acteurs du créneau aux États-Unis, a investi 65 M$ dans le secteur et participe au projet Common Zibi, à Ottawa : 252 lits et 60 appartements dans une tour de 24 étages que construit la torontoise Dream. Et SoulRooms, soutenue par Zahra Properties, entreprise canadienne, espère passer de 85 à 2 000 lits à Toronto d’ici deux ans.

Malgré l’engouement, on s’interroge sur la viabilité à long terme de la formule. Solution judicieuse à une crise du logement qui perdurera? Reflet de la volonté de partager des millénariaux? Ou solution temporaire que les jeunes cadres dynamiques délaisseront dès qu’ils pourront s’offrir mieux?

Pour l’heure, selon Cushman Wakefield, ceux qui passent de la location à la colocation y gagnent au change. C’est une formule qui les astreint à des compromis, mais qui se traduit par une économie d’environ 20 %. Ils évitent aussi les tracas d’une autre idée en vogue, la co-acquisition avec des amis.

« Se mettre à plusieurs, peut-être », dit Stefanie Ricchio, CPA et conseillère en affaires, « à condition de réfléchir aux complications possibles. Prêt hypothécaire fractionné, cote de crédit insatisfaisante ou défaillance d’un emprunteur, dépenses communes à répartir, décès d’un copropriétaire, et j’en passe. »

Du côté des entreprises en quête de rentabilité, les opinions sur le pour et le contre varient. Selon la société immobilière américaine JLL, la location de chambres à plusieurs clients dans une maison ou un appartement rapporterait 30 % de plus que la location à un seul locataire. On comprend alors le modèle de SoulRooms, qui paie la juste valeur marchande des baux, ne facture pas de frais de gestion aux propriétaires, mais empoche la plus-value qu’apporte la location pièce par pièce, moins les charges, bien entendu.

Pourtant, Zev Mandelbaum, PDG d’Altree Developments, à Toronto, ne se voit pas investir dans l’immobilier en colocation. « Les coûts de gestion s’alourdissent, et que dire de la satisfaction du client? » Et puis, il suffit d’un mauvais coucheur pour empoisonner l’existence des autres colocataires, et forcer l’entreprise à jouer les médiateurs. « Il y a davantage d’entretien à faire quand des étrangers vivent ensemble sans prendre à cœur la propreté des lieux. Les coûts d’une gestion active réduisent la rentabilité attendue. Et si la gestion est déficiente, le bien risque de se détériorer, comme les résidences universitaires. »

Il peut être utile de se pencher sur un phénomène similaire et mieux connu, celui des espaces de travail partagés. Jusqu’en 2018, la valeur boursière du réseau WeWork dépassait 16 G$ US, et l’entreprise avait recueilli plus de 4 G$ US en capital-risque. Mais ces investissements se sont taris dès qu’elle a révélé des pertes de 2 G$ US par an, liée qu’elle est par des baux fermes, qui l’obligent à verser des loyers lourds.

De son côté, Anil Khera a cofondé Node, jeune entreprise qui possède des immeubles en colocation au Royaume-Uni et aux États-Unis; elle en ouvrira un autre en 2021 à Kitchener, en Ontario. Il concède que « c’est davantage de travail sur le plan opérationnel », mais ajoute que « la différence n’est pas notable entre nous et un propriétaire traditionnel ». Surtout, le surcroît de travail est compensé par des rendements somme toute avantageux.

M. Khera croit à la viabilité de la colocation réinventée et fait valoir que les résidents d’un immeuble Node, professionnels établis pour la plupart, prennent soin de leur lieu de vie. « La moyenne d’âge tourne autour de 28 ans pour un salaire d’environ 70 000 $. Nous avons une associée de Deloitte dans la trentaine qui a choisi notre immeuble de Dublin, près de son bureau. Oublions l’idée fausse de la résidence d’étudiants. »

M. Khera n’entrevoit pas la fin de ce modus vivendi. « Personne n’a envie de consacrer plus de 40 % de son budget au logement, à moins de bénéficier d’un mode de vie tout compris. Notre clientèle, avertie, a des attentes, et nous veillons à y répondre. Pour rester concurrentiels, les propriétaires traditionnels devront offrir eux aussi l’entretien ménager, le Wi-Fi, un décor soigné, pour convaincre nos clients de redevenir locataires. »

ÉCONOMIE COLLABORATIVE

De Zipcar à Airbnb, l’économie du « ce qui est à moi est aussi à toi » offre un large éventail de services partagés, qui vont de la location d’entrepôt à l’utilisation payante de toilettes privées.