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Récession en vue?

Les nuages noirs s’amoncellent à l’horizon. Faut-il s’en inquiéter?

Deux commercants de marché boursier regardent un écran dans une salle de marchéÀ jouer au plus brave, certains pays aboutiront à une confrontation désastreuse, qui déstabilisera les échanges économiques. (Photo Getty)

La grande question : une récession est-elle imminente? À écouter les journalistes, oui. En octobre, David Rosenberg, économiste en chef chez Gluskin Sheff, estimait à 80 % la probabilité que le Canada tombe en récession à court terme. D’autres, optimistes, avançaient plutôt une fourchette de 50 % à 70 % dans l’évaluation du risque. Selon un sondage mené en août par la National Association for Business Economics (NABE), les trois quarts des membres s’attendaient à un réel essoufflement aux États-Unis d’ici deux ans. Qu’en est-il alors?

Les craintes sont alimentées par plusieurs facteurs, à commencer par la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Hier encore, la plupart des observateurs considéraient que le libre-échange, au cœur des économies modernes, régnerait sans conteste. Mais, sous l’impulsion de bouleversements politiques mondiaux, certaines préoccupations légitimes se sont transformées en attaques directes : le principe des échanges sans contraintes a été remis en cause. D’où la mise en place de barrières douanières par les deux premières économies du monde, qui s’affrontent au risque de torpiller les échanges internationaux et de mettre à mal la croissance économique.

74 % des économistes membres de la NABE prédisent une récession aux États-Unis d’ici deux ans.

Selon le Petersen Institute for International Economics, pas plus loin qu’en 2017, le taux tarifaire moyen appliqué par les Américains aux importations chinoises n’était que de 3,1 %. Un chiffre qui a grimpé à 21 % en septembre 2019. Si le président Trump concrétise toutes ses menaces tarifaires, le taux frisera 25 % – et la part des marchandises assujetties à des tarifs douaniers sera passée de 8,1 % en 2017 à près de 97 % en 2020.

Il s’agit d’une recrudescence inquiétante du protectionnisme américain. Les tensions constatées m’amènent à évoquer la loi Smoot-Hawley de 1930, qui avait relevé les droits de douane en période de croissance anémique; et on y voit l’un des principaux facteurs de la Grande Dépression. Les marchés le redoutent à juste titre : à jouer au plus brave, les adversaires aboutiront à une confrontation désastreuse, qui déstabilisera les échanges économiques.

Le deuxième élément qui fait craindre l’arrivée du marasme, c’est qu’au printemps 2019, la courbe de rendement des obligations du Trésor américain s’est inversée. Pour rappel, la courbe de rendement inversée fait référence à une situation particulière, sur les marchés des obligations d’État, où les rendements à long terme tombent sous les rendements à court terme. Dans la conjoncture normale, c’est plutôt le contraire qui s’observe. Ainsi, l’emprunteur devra généralement payer un taux d’intérêt plus élevé à l’investisseur pour compenser, primo, la probabilité que les taux d’intérêt montent à l’avenir; secundo, le risque d’inflation mais aussi l’incertitude inhérente à la détention d’un titre sur le long terme; et, tertio, le coût de renonciation, qui découle de l’affectation des fonds sur une plus longue période (ces deux derniers facteurs étant compris dans ce qu’on appelle la « prime de terme »). Il s’agit de coûts à compenser, du point de vue de l’investisseur, de sorte que les courbes de rendement présentent en général une pente ascendante.

Une pente descendante signifie que l’investisseur est prêt, malgré de tels coûts, à accepter un taux d’intérêt plus faible sur une obligation à long terme que sur une obligation à court terme. Et sur le plan conjoncturel, la décision ne se justifie que si l’on s’attend à ce que les taux d’intérêt chutent. Autrement dit, les investisseurs obligataires seraient d’avis que les banques centrales abaisseront davantage les taux d’intérêt pour favoriser la relance et éviter une récession.

Les économistes se fondent depuis longtemps sur le tracé de la courbe de rendement pour prédire l’évolution de la conjoncture. Une courbe inversée est l’indicateur le plus précis qui soit : on a pu en observer une avant chaque récession, ou presque, pour laquelle des données valables existent, depuis les années 1970. Le 25 mai 2019, le rendement des obligations du Trésor américain à 10 ans est passé sous la barre du rendement à trois mois pour la première fois depuis 2007, année qui a précédé la dernière récession. Du côté canadien, le même virage s’est produit le 13 mai. Chez nous s’ajoutent d’autres vulnérabilités, telles que le fort endettement des ménages, la surchauffe immobilière et la faiblesse des cours du brut. Ces facteurs réunis, il n’est pas surprenant que les économistes jugent les risques de récession élevés.

Pourtant, on peut douter de l’imminence d’une décélération économique. Considérons le risque de perturbation du commerce international : il y a quelques années encore, nul n’envisageait une onde de choc. Le problème s’est posé parce que les chefs d’État l’ont créé; c’est un risque plutôt politique qu’économique. Mais il serait bien facile de l’éliminer – les tarifs douaniers instaurés par décret exécutif peuvent être abandonnés. Si le président Trump réussit à signer un accord avec la Chine, on peut penser que le risque de déstabilisation des échanges internationaux serait soudainement chassé du décor.

Puisque l’inversion de la courbe de rendement s’est produite sur fond de croissance économique au ralenti et de tensions commerciales à la hausse, il est probable que l’inversion se résorbera d’elle-même si les dissensions s’apaisent. Mais même si l’on considère que certains facteurs s’excluent mutuellement, la prudence s’impose. Les inversions de courbe nous renseignent peu sur le déclenchement d’une récession. Avant celle de 1980, la courbe de rendement s’était inversée le 2 janvier 1979, soit un an plus tôt. Dans le cas de la crise de 2008, elle s’était inversée en août 2006.

Qui plus est, certains paramètres indiquent que l’évolution des marchés obligataires, en particulier en Europe, fausse notre perception des courbes de rendement en tant que signe annonciateur. Il faut comprendre que les taux d’intérêt à court et à long terme sont entrés en territoire négatif dans plusieurs grands pays européens. 

En Europe (et aussi en Asie), les États sont désormais payés pour emprunter. Au total, l’encours des titres de créance à rendement négatif atteignait 17 000 G$ US en août. Les investisseurs à la recherche de rendements positifs se tournent donc vers l’Amérique du Nord, et les flux de capitaux internationaux maintiennent les rendements obligataires à long terme plus déprimés qu’ils ne le seraient autrement. Bref, les marchés obligataires réagissent sous l’effet d’événements inédits, si bien que l’inversion de la courbe – qui demeure somme toute un indicateur fort d’une tempête à venir – pourrait ne pas être aussi significative qu’elle l’a déjà été.

Il ne fait aucun doute qu’un ralentissement économique se profile. Le dernier date d’il y a dix ans; c’est l’intervalle qui sépare habituellement deux récessions. Mais bien malin qui pourrait prédire la prochaine : dans six mois, dans cinq ans? Qu’en penser? Si un berger crie au loup, il n’y a pas de mal à préparer sa défense, mais il se pourrait que la bête reste tapie encore un peu.