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Les femmes travaillant chez Make Lemonade
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Chacun son bureau

Lieux de travail 100 % féminins : un franc succès

Les femmes travaillant chez Make LemonadeMake Lemonade, un espace collaboratif à vocation féminine (Photo Derek Shapton)

Après quatre ans chez l’un des Quatre Grands et deux ans au contrôle d’une grande entreprise des médias, Lisa Zamparo, CPA, décide qu’un changement s’impose. Fini l’aller-retour quotidien entre son domicile du Nord de Toronto et le quartier des affaires. Prenant exemple sur certains de ses clients, elle décide de lancer son entreprise.

En 2015, à 35 ans, elle ouvre un cabinet de services de planification financière. Son objectif : épauler les jeunes familles. Travailler à la maison, c’est pratique, mais la jeune femme s’y sent isolée. La présence de son chien n’y fait rien, et son entrain s’émousse. Difficile de s’extraire du lit le matin, de s’habiller, sans rendez-vous en perspective. Et puis trouver un endroit où recevoir ses clients est un casse-tête. Dans un café? C’est loin d’être idéal. « Quand on parle fiscalité, finances, affaires, il faut un espace privé. » 

Elle a bien essayé de réserver des salles de conférence dans des immeubles de bureaux, mais l’ambiance est guindée, fade : tapis gris, murs gris.

Un jour, Lisa Zamparo, invitée à prononcer une allocution durant un symposium sur le financement de démarrage, rencontre Rachel Kelly, qui lance sa propre entreprise, Make Lemonade, un espace collaboratif à vocation féminine. Les deux femmes sympathisent. Et après avoir jeté un œil sur le compte Instagram Make Lemonade, Lisa Zamparo est conquise.

Lisa Zamparo assise sur une chaiseLisa Zamparo, CPA et fondatrice de The Wellth Company (Photo Derek Shapton)

Un jour, Lisa Zamparo, invitée à prononcer une allocution durant un symposium sur le financement de démarrage, rencontre Rachel Kelly, qui lance sa propre entreprise, Make Lemonade, un espace collaboratif à vocation féminine. Les deux femmes sympathisent. Et après avoir jeté un œil sur le compte Instagram Make Lemonade, Lisa Zamparo est conquise.

« Un espace pensé par et pour les femmes, c’était inédit, et mon rêve Instagram se réalisait : élégant, éclatant, pétillant. Si j’avais eu un budget illimité pour mon bureau à la maison, c’est ce que j’aurais fait. » Quand Make Lemonade ouvre à l’automne 2017, elle est parmi les premières à visiter les lieux : 3 000 pi2 lumineux au centre-ville de Toronto, rangées de bureaux en bois blond, cuisine, trois salles de réunion et, en guise de clin d’œil, espace détente avec gazon synthétique, le « patio ». Même si Make Lemonade se dit inclusif et souhaite la bienvenue aux hommes, tous ses membres – environ 200 – sont des femmes. Elle adhère au centre en décembre 2017. Son entreprise, The Wellth Company, y loue désormais quatre bureaux en permanence, pour elle et son équipe.

Lisa Zamparo appartient à cette vague d’entrepreneures adeptes de l’espace collaboratif décliné au féminin. D’ailleurs, ce sont surtout des femmes qui y mènent la barque. Le travail nomade a la cote. Selon Deskmag, publication en ligne à l’affût des tendances, 2,2 millions de personnes travaillent dans 22 000 bureaux de ce genre, à l’échelle du monde. Autre publication en ligne, CoworkingResources estime qu’il y en aura 26 000 d’ici 2022.

2,2 millions de personnes travaillent en espace collaboratif dans le monde.

Depuis sa création à New York, en 2010, le géant WeWork, la grosse pointure, a ouvert plus de 800 lieux d’accueil, aux quatre coins du globe. L’été dernier, toutefois, l’entreprise vacille : son entrée en Bourse imminente fait remonter à la surface un lot d’anecdotes peu flatteuses sur Adam Neumann, cofondateur et PDG prétentieux, à qui le conseil d’administration finira par montrer la porte. La valeur de WeWork plonge, de 47 G$ US à moins de 10 G$ US. Fin septembre, la société déclare qu’elle annule son PAPE.

Alors que WeWork trébuche, de nouveaux espaces indépendants surgissent. D’autres acteurs, déjà présents, diversifient leurs services et s’affichent dans des créneaux spécialisés, si bien que le marché s’élargit. Exemple typique, The Wing, espace partagé new-yorkais, conjugué au féminin, se définit comme un réseau de collaboration pensé pour ses clientes. Fondé par Lauren Kassan, 31 ans, et Audrey Gelman, 32 ans, The Wing propose dix lieux au décor soigné (neuf aux États-Unis et un à Londres). Le réseau devrait ouvrir un premier centre à Toronto sous peu. Depuis le lancement à New York à l’automne 2016, The Wing a collecté plus de 117 M$ US et réuni près de 10 000 membres. Son chiffre d’affaires (dans les 9,6 M$ US) alimente la spéculation : WeWork, qui a mené un tour de financement de série B de 32 M$ US en 2017, pourrait bien essayer de mettre la main sur The Wing.

Les espaces de travail partagés à vocation féminine, comme The Wing et ses concurrents (Hera Hub, fondé à San Diego, et The Riveter, né à Seattle), tentent de briller dans ce secteur en expansion, non pas en emboîtant le pas à WeWork, qui grandit à vive allure, mais en bifurquant sur un autre chemin : on vise la création de communautés bien soudées. Selon Gretchen Spreitzer, spécialiste du travail nomade qui enseigne l’administration et la gestion à la Ross School of Business de l’Université du Michigan, la naissance de lieux de travail réservés aux femmes accompagne l’émergence du travail collaboratif; on tâche de pérenniser le modèle. Fonder une communauté reste l’idéal pour fidéliser les membres. « Au départ, les clients s’intéressent aux modes de travail collaboratifs pour se prévaloir des services offerts et profiter de l’accès à des locaux professionnels. Mais ce qui les incite à continuer de verser leur cotisation mensuelle, c’est le sentiment d’appartenance. Surtout chez les femmes. »

Le patio de Make LemonadeLe « patio » chez Make Lemonade (Photo Derek Shapton)

L’espace collaboratif féminin renouvelle le traditionnel club de dames du XIXe siècle. En 1912, au Canada, une femme sur huit – surtout issue de la classe moyenne, anglophone, blanche – appartient à l’un de ces cercles. On étudie la littérature, les arts, les sciences et la philosophie dans ces lieux qui deviendront des incubateurs du mouvement pour les droits des femmes, précise l’historienne Karen J. Blair. Les femmes n’ont alors nulle part où se rassembler, au-delà de leur foyer; les cercles d’hommes leur sont interdits, tout comme les milieux de travail, pour la plupart. Dans leurs clubs, les femmes aiguisent leurs talents d’oratrices et organisent des campagnes pour soutenir les causes qui leur sont chères : programmes scolaires, parcs publics, accès à l’eau potable et, évidemment, droit de vote. En Ontario, en 1884, la Toronto Women’s Suffrage Association – qui a succédé au Toronto Women’s Literary Club – fait pression sur l’Université de Toronto, qui finit par ouvrir ses portes aux femmes. « Les femmes s’émancipent quand elles se regroupent, explique la spécialiste. Elles accomplissent ensemble ce qu’elles ne peuvent réaliser seules. » 

Les citoyennes obtiennent enfin le droit de vote et déferlent sur le marché du travail. À la fin des années 2000, les clubs de femmes s’étiolent, mais les espaces collaboratifs foisonnent, fruit de l’après-récession de 2008 et retombée indirecte de l’économie de la pige. La paternité du mouvement revient à Brad Neuberg, programmeur de San Francisco. Il ouvre un centre de travail partagé en 2005 pour bénéficier à la fois de la liberté associée au travail indépendant et de la structure conviviale de la vie de bureau. (Ironie du sort, mais peut-on s’en étonner, il a fini chez Google.)

Selon Iris Kavanagh, présente à la direction de NextSpace à Santa Cruz (de 2012 à 2014), l’un des premiers espaces de travail collaboratifs, dès le début, le personnel était essentiellement féminin. « J’étais chargée de l’embauche et de la formation; et la majorité des recrues étaient des femmes. » Un constat qu’a confirmé Deskmag à l’issue de sa collecte de données.

1/3 des fondateurs ou propriétaires d’espaces collaboratifs sont des femmes.

En 2014, la jeune femme est congédiée, tout comme les autres membres de la direction de NextSpace. « C’est l’investisseur principal et président du conseil qui nous a évincées. » Trois ans plus tard, elle cofonde Women Who Cowork, réseau composé de 800 femmes qui dirigent des espaces collaboratifs aux quatre coins du monde. Il regroupe non moins de 107 centres de travail partagés, dont le tiers (34 sur 107) sont destinés aux femmes, selon Iris Kavanagh. 

Elle souligne que d’après Deskmag, parmi les fondateurs et propriétaires des espaces de travail collaboratifs, le tiers sont des femmes. Et plus des deux tiers des personnes qui y travaillent sont aussi des femmes. « Le travail collaboratif propulse les femmes à des postes de direction dans leur milieu. À condition d’arriver à la parité hommes-femmes dans le financement des réseaux d’espaces partagés qui appartiennent à des femmes, le créneau du travail collaboratif pourrait être le premier secteur à atteindre l’équilibre entre les sexes. »

Les bureaux de The Wing, à San FranciscoLes bureaux de The Wing, à San Francisco (Avec l’autorisation de The Wing)

À l’explosion du travail indépendant se sont ajoutées les retombées du mouvement #MeToo qui, selon Karen J. Blair, a braqué une lumière crue sur les comportements indésirables en milieu de travail mixte. Ces forces, entre autres, seraient à l’origine de la réapparition d’espaces féminins. Certaines fondatrices de ces lieux réservés aux femmes souhaitent donner à leurs collègues les moyens de s’affranchir des contraintes propres aux lieux de travail mixtes, où domine une culture des affaires masculine. 

De 2015 à 2017, Emily Rose Antflick dirige Shecosystem à Toronto. Elle entend créer un lieu propice à l’épanouissement total. « On a l’image de la battante prise dans un tourbillon, qui n’a pas une minute à elle. Je voulais que le soin de soi et le mieux-être s’intègrent à la cadence du travail. » Ouvert uniquement aux heures de bureau, le centre Shecosystem s’étend sur 1 700 pi2, sans plus, et accueille une centaine de membres en période de pointe. On y trouve aussi un studio, où la journée débute et se termine par la tenue d’un cercle de méditation et de respiration profonde, pour celles qui souhaitent se recentrer.

Quand le propriétaire décide de relever le loyer, au bout de deux ans, l'entrepreneure se résout à fermer Shecosystem, faute de rentrées suffisantes. Pour atteindre le seuil de rentabilité, il lui faudrait sous-louer des bureaux privés à des clientes, ce qui va à l’encontre de son projet.

Pourtant, Emily Rose Antflick est sur une piste. Elle sent que les femmes sont attirées par une vision renouvelée de l’espace de travail. Comme le souligne Gretchen Spreitzer, « certains des réseaux de travail partagé dégagent une image de fraternité masculine, d’où des réticences de la part de certaines, qui hésiteraient à y passer leurs soirées ». En plus, pour les femmes d’affaires qui ciblent une clientèle féminine, s’installer dans un espace de travail féminin prend tout son sens, comme tremplin de réseautage avec la clientèle. Ainsi, The Wellth Company, de Lisa Zamparo, propose des services financiers aux entrepreneures.

2/3 des personnes qui travaillent en espace collaboratif sont des femmes.

Harmik Cacace, CPA, est l’une des 60 membres de Hervana, espace de travail collaboratif féminin né en juillet 2018 à Vancouver. Conversation ou conseil, elle trouve que les entrepreneures sont d’un abord facile. Meredith Garritsen, fondatrice de Hervana, lui a donné le feu vert pour parler finances aux membres; comme Lisa Zamparo, Harmi Cacace dirige un cabinet de services financiers, Blue Skies Accounting, consacré aux petites entreprises. Et elle a trouvé de nouvelles clientes grâce à Hervana.

Les abonnements et la formule d’adhésion varient. Dans la plupart des cas, un forfait mensuel – de 35 à 50 $ – donne accès aux activités organisées et à un bureau une journée par mois. 

L’adhésion mensuelle comprend un bureau partagé pour 250 à 300 $ ou un bureau permanent pour 400 à 500 $. (Chez WeWork au centre-ville de Toronto, en revanche, un bureau partagé coûte de 500 à 580 $ par mois; un bureau permanent, 850 $ par mois.) 

Alors, travailler en espace collaboratif, un privilège qui se paye? D’aucuns reprochent aux espaces partagés féminins d’ériger une clôture rose, de fonder une communauté hermétique, dans le sillage d’une obsession culturelle : diriger, oui, mais tout en beauté. On trime sans relâche, mais on resplendit en soirée. (Pouvoir prendre une douche, se changer, retoucher son maquillage en fin de journée, autant d’attraits que vantait The Wing.) Ces espaces se présentent comme des moteurs de l’émancipation féminine, mais, vu les tarifs exigés, ils risquent d’écarter celles qui en auraient le plus besoin. Un an après l’ouverture du premier centre The Wing à New York, Polina Marinova s’interrogeait dans Fortune : peut-on évoquer une communauté inclusive quand 8 000 femmes sont inscrites sur la liste d’attente, prêtes à débourser des milliers de dollars pour entrer au cénacle?

Pour celles qui choisissent d’y évoluer, ces espaces révolutionnent la culture de bureau. S’il s’agit du tribut à payer pour travailler à son compte, dans un milieu où d’autres indépendantes retroussent leurs manches et s’épaulent, alors le jeu en vaut peut-être la chandelle. (Évidemment, les droits d’adhésion sont déductibles du revenu.) « Outre l’accès à un bureau, l’espace collaboratif devient un réseau où se nouent des liens avec des personnes-ressources et des clients », de conclure Lisa Zamparo.

Au départ, on a fondé les espaces de travail partagés pour inviter les participants à s’inscrire dans un tout plus grand qu’eux. L’essor des centres pensés au féminin répond à une impulsion similaire : refondre le monde du travail. Quand Iris Kavanagh a quitté NextSpace, en 2014, elle a saisi la balle au bond. « J’ai vu qu’avec mon projet d’entreprise, j’allais pouvoir m’épanouir à fond, sans avoir à me plier aux contraintes d’un employeur. C’est dans cet esprit que j’ai cofondé Women Who Cowork. Les femmes apportent quelque chose d’unique; qu’elles rassemblent leurs forces. »