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Portrait de la fondatrice de Knix, Joanna Griffiths
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Magazine Pivot

L’innovation secoue le marché des dessous

De jeunes entreprises réinventent la lingerie, et la fonctionnalité l’emporte sur les dentelles affriolantes.

Portrait de la fondatrice de Knix, Joanna GriffithsJoanna Griffiths, fondatrice de Knix (Photo Erin Leydon)

Depuis des dizaines d’années, Victoria’s Secret régnait sur le créneau de la lingerie fine. Mais son étoile a pâli : entre 2013 et 2018, sa part de marché a fondu, passant de 31,7 % à 24 %. L’an dernier, le chiffre d’affaires a reculé de 8 %, et le titre a chuté de 41 %. La chef de la direction, Jan Singer, a démissionné. Aucune embellie cette année : sur 1 143 succursales, une cinquantaine (4 %) ont fermé. La société mère, L Brands, a mis fin à une tradition de près de 20 ans en annonçant que le célèbre défilé ne serait pas télédiffusé. Pourquoi un tel désintérêt? Un sondage de Wells Fargo offre une réponse. À en croire 60 % des répondants, la marque évoque une image tape-à-l’œil, artificielle.

L’engouement pour les strings à paillettes et soutiens-gorge pigeonnants s’atténue. Et pourtant, le marché des dessous se porte bien. Selon Zion Market Research, à l’échelle mondiale, les chiffres progressent à vive allure : de 38 G$ US en 2017, on passera à 59 G$ US en 2024. C’est que les jeunes filles et les femmes rejettent l’esthétique hypersexualisée des marques établies; elles veulent des sous-vêtements qui, au lieu d’émoustiller la galerie, sont d’abord conçus pour elles.

Des sous-vêtements faits pour émoustiller la galerie? C’est fini. La tendance est au confort et au pragmatisme.

Quelques jeunes entreprises, qui ont répondu à l’appel, se bousculent pour détrôner les grandes marques d’hier. Résolument numériques, axées sur la vente directe, Thirdlove, Lively, Thinx, Tomboyx et True&Co. remettent en question les idées reçues sur les exigences des consommatrices. Les mots d’ordre? Pragmatisme et confort. Adieu, rose nanane et talons aiguilles! L’heure est aux tons neutres et aux photos réalistes. Le look a changé, le vocabulaire aussi.

Parmi ces nouveaux acteurs, on remarque la torontoise Knix, qui propose des dessous à l’épreuve des fuites. S’y ajoute une gamme de soutiens-gorge, de maillots de bain et de justaucorps. Pour l’ex-publicitaire Joanna Griffiths, alors inscrite dans une école de commerce en France, l’idée germe le jour où sa mère, médecin, lui apprend qu’un tiers des femmes sont sujettes aux fuites urinaires après l’accouchement; elles se voient contraintes d’utiliser des couches pour adultes. Il lui faut un an de recherches, d’entrevues et d’essais pour créer un prototype à l’épreuve des fuites, en tissu antiodeur à séchage rapide, comme pour les vêtements de sport. Elle s’inscrit ensuite à une compétition pour entrepreneurs et remporte 20 000 $ en capital de départ. Après avoir fait équipe avec La Baie d’Hudson, bien vite, elle vole de ses propres ailes et passe à la vente directe, après une campagne de sociofinancement menée haut la main. Rien qu’avec le premier modèle de soutien-gorge Knix, les ventes décollent et s’élèvent à 1,5 M$. C’est 50 fois l’objectif escompté. Depuis, le chiffre d’affaires a explosé (+3 000 %). L’entreprise est passée de 3 employés à 60. En 2019, elle aura traité plus d’un demi-million de commandes.

Knix et ses concurrentes prônent l’acceptation du corps, l’affirmation de soi et le pragmatisme. D’où une stratégie marketing qui n’est pas sans rappeler la campagne « vraie beauté » de Dove : les mannequins sont de vraies clientes. (On leur a proposé une rémunération et des dessous gratuits.)  Vergetures, taches de naissance, cellulite? Pourquoi pas. Plus de 700 femmes ont participé : petites et grandes, minces et rondes. « On les voit sourire, en tout confort », souligne Mme Griffiths.

La stratégie n’est pas sans risque. On abandonne les images retouchées de corps lisses, mais l’authenticité n’est pas forcément synonyme de mise en valeur réussie du produit. Justement! Ces marques à contre-courant visent la fonctionnalité et non plus l’image. Les fuites, les bretelles qui tombent, les élastiques qui remontent, les armatures qui piquent, les cuisses qui frottent, que d’irritants! Mme Griffiths écoute les clientes pour proposer des nouveautés, comme le soutien-gorge d’allaitement, à l’épreuve des fuites.

Médias sociaux et courriels aidant, Knix dialogue déjà avec plus de deux millions de consommatrices. Mme Griffiths veut également faire de sa marque un vecteur de conversations longtemps restées taboues. Sur son blogue, The Lift, on présente des entrevues, des réflexions et des vidéos sur le sommeil, la pleine conscience, les menstruations. On va plus loin, aussi. Ainsi, l’an dernier, Mme Griffiths a fait une fausse couche, et la fertilité s’est ajoutée aux sujets abordés. Dans une vidéo sur Instagram et le site Knix, Mme Griffiths et 50 clientes partagent vécu, espoirs et rêves sur la maternité – ou la non-maternité.

« Dans le monde d’aujourd’hui, les problèmes ne manquent pas. Au-delà des chiffres, de la production, de la commercialisation, l’entrepreneur a le devoir de faire œuvre utile », affirme Joanna Griffiths.