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Assiette de nourriture équilibrée sur le bout des doigts sortant de la boîte en carton.
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Lutte acharnée pour dominer le marché du prêt-à-cuisiner

Plus de 150 concurrents expédient recettes et ingrédients dans une boîte. Mais combien affichent un bénéfice?

Assiette de nourriture équilibrée sur le bout des doigts sortant de la boîte en carton.D’après Baum + Whitman, cabinet-conseil en agroalimentaire, plus de 150 concurrents s’affrontent sur le marché mondial du prêt-à-cuisiner. (Getty)

Les clients de HelloFresh raffolent de ses escalopes de poulet à la milanaise. Chaque semaine, aux quatre coins du monde, la pionnière des boîtes-repas (née à Berlin) envoie à plus d’un million d’abonnés la recette de leur choix et tous les ingrédients nécessaires, dans une boîte en carton. Il reste à apprêter le tout.  C’est le genre de mets qu’on aimerait préparer un mardi soir : escalopes panées, pommes de terre dorées, salade de roquette. Le repas revient à 12 $ par portion et se prépare en 35 minutes. En plus, ces escalopes sont un tiers moins caloriques qu’un Beyond Burger avec frites d’A&W par exemple. Mais c’est impossible. Il y a les enfants à déposer ici, à récupérer là, le boulot… et la chapelure, qui a le temps d’en trouver? 

Les spécialistes de boîtes-repas comme HelloFresh pullulent. D’après Baum + Whitman, cabinet-conseil en agroalimentaire, plus de 150 concurrents se disputent une part du marché mondial du prêt-à-cuisiner, qui devrait s’élever à plus de 8 G$ US d’ici 2025, soit une croissance annuelle composée de 17,5 %, selon Hexa Research. C’est plus de deux fois celle enregistrée par le secteur de l’épicerie.

Malgré ces projections, la situation est instable. Selon Packaged Facts, cabinet-conseil américain, la progression devrait passer sous la barre des 10 % dès 2023, car les services de substitution prolifèrent; pensons à la livraison à domicile par les supermarchés, ou par Amazon et Uber Eats. Brittain Ladd, analyste en commerce électronique, l’avait prévu dans Forbes en 2018 : « D’ici 2025, plus de la moitié des noms du prêt-à-cuisiner auront disparu. » Un seul raflera tout.

Jusqu’en 2017, Blue Apron semblait être l’élue. L’américaine, lancée à Long Island City en 2012 et évaluée à 1 G$, avait réussi haut la main son entrée en Bourse. Sa clientèle s’élargissait de 20 % par an. Pourtant, le cours a dégringolé, de 140 $ US à 7,45 $ US, et sa valeur a chuté de plus de 50 % : comme nombre de ses homologues, elle enregistrait de lourdes pertes.

En moyenne, un consommateur goûtera à au moins trois propositions différentes. S’il a adoré, il restera; sinon, il ira voir ailleurs.

Outre une concurrence sauvage, de telles entreprises luttent aussi bien contre les magasins d’alimentation, qui proposent les mêmes ingrédients mais bien moins chers, que contre les restaurants. Comment font-elles pour s’en sortir? Réponse de Sylvain Charlebois, directeur du laboratoire de recherche analytique agroalimentaire à l’Université Dalhousie : « Elles brûlent des millions en campagnes marketing, et rivalisent de portions gratuites et de réductions mirobolantes. Une situation qui s’observe d’ordinaire sur un marché saturé, à maturité, comme pour le duel entre Coca-Cola et Pepsi. Mais le créneau, en plein développement, fait ses premiers pas. Les consommateurs ont l’embarras du choix, sans contrainte de fidélité, donc les entreprises ne reculent devant rien pour les attirer. »

Adam Ben-Aron, qui dirige Prepd, entreprise torontoise de trousses-repas qui affronte ses concurrentes au quotidien, l’avoue : « On ne sait trop sur quel pied danser. En moyenne, la clientèle goûtera à au moins trois propositions différentes; on est loin de la captivité imposée par Facebook. Si le consommateur a adoré, il restera; sinon, il ira voir ailleurs. » 

Au Canada, quelques audacieuses défient les géantes. Ainsi, M. Ben-Aron se concentre sur la métropole ontarienne et fait la part belle aux ingrédients de proximité, des dumplings du quartier chinois aux viandes des fermes du nord de la ville. Les portions, vendues 10 $, suffisent à faire rouler l’entreprise, dit-il. La montréalaise Cook It, qui vient de s’installer en Ontario, est l’une des rares à proposer des formules à six portions (et non de deux à quatre) pour cibler les familles.

M. Charlebois pencherait plutôt pour une entente avec une chaîne d’épiceries qui a pignon sur rue, afin d’assurer l’avenir. « Faute de quoi, on peut craindre une hécatombe. » Les meilleures alliances stratégiques abaissent les coûts d’expédition et de distribution du prêt-à-cuisiner, et élargissent la gamme de services qu’offrent les supermarchés. Le partenariat conclu en 2018 avec Walmart par Gobble, à San Francisco, paraît prometteur. Gobble réalisait un chiffre d’affaires de 50 M$ US, mais n’avait jamais vu l’ombre d’un bénéfice. Elle a choisi de proposer ses boîtes-repas sur la plateforme électronique de Walmart, pour tirer parti de l’envergure du géant. Un pari réussi. Les ventes ont bondi de 70 %, et les coûts ont baissé. Walmart a sauté sur l’occasion de miser sur la nouveauté, dans l’espoir de concurrencer Amazon, qui exploite le même filon avec Whole Foods.

Le prix des coffrets-repas reste exorbitant pour la plupart des consommateurs, selon un spécialiste de l’agroalimentaire. Et l’emballage superflu en rebute certains.

Ces partenariats porteront-ils leurs fruits? Des tentatives similaires ont déjà échoué. Blue Apron a risqué une association avec Costco pour vendre ses prêts-à-cuisiner en magasin, la clientèle faisant ainsi l’économie des frais de livraison. Néanmoins, l’entente est tombée à l’eau après six mois, quand Costco a préféré proposer les ingrédients eux-mêmes, tout simplement, et a abandonné l’idée de faire payer au client un supplément pour la commodité des assemblages d’ingrédients assortis à des recettes, le tout dans une jolie boîte. « Le prix des coffrets-repas reste exorbitant pour la plupart des consommateurs, poursuit M. Charlebois. Et l’emballage superflu en rebute certains. »

HelloFresh s’est associée à Giant Food et à Stop & Shop pour avoir accès à près de 600 épiceries aux États-Unis. C’est l’un des volets d’une stratégie qui semble réussir à éliminer la concurrence. La qualité et le prix sont les deux fers de lance : l’expédition est gratuite, un atout par rapport à Blue Apron. 

Aux États-Unis, HelloFresh se taille la part du lion d’un marché de quelque 5 G$ US, soit 36 %. Au Canada, la berlinoise devrait remporter 60 % d’un marché évalué à 200 M$ US d’ici la fin de 2019, surtout parce qu’elle a englouti son principal rival canadien, Chef’s Plate (elle aurait déboursé entre 50 et 100 M$ pour l’acquérir). La montréalaise Goodfood Market, deuxième en importance, occupe 30 % du marché, forte d’au moins 90 000 clients.

Chef’s Plate et HelloFresh sont indépendantes. Les recettes de la première, simplifiées, nécessitent des ingrédients à prix raisonnable; HelloFresh, elle, vise le haut de gamme. « Une offre double élargit notre présence au Canada, côté recettes, saveurs et tarifs », explique Jonathan Motha-Pollock, porte-parole d’HelloFresh. Alors, tactique gagnante? Peut-être. Pour la première fois en sept ans, soit depuis sa création, HelloFresh a affiché un bénéfice, au deuxième trimestre de 2019. Un rêve inaccessible pour bon nombre de ses 150 concurrentes, d’ores et déjà loin derrière.