Foule en délire au stade Rogers, à Vancouver (Avec l’autorisation de Red Bull)
Août 2018. Jour de pluie à Vancouver. Dans le stade Rogers, 18 000 partisans en liesse s’agitent, mais ils ne sont pas là pour encourager leur équipe locale. La ville accueille plutôt l’un des principaux tournois de jeux vidéo du monde : dès la présentation des équipes qui croiseront le fer au jeu multijoueur Dota 2, la foule s’enflamme. Au centre, les adversaires s’installent devant leur ordinateur, prêts à tout pour remporter le lot de 11,2 M$ US. Sur les écrans géants s’affiche le champ de bataille où chevaliers, mages et archers combattent moult ennemis.
Ces tournois, organisés aux quatre coins de la planète, témoignent de la vitalité du sport électronique ou e-sport, autrement dit, des compétitions de jeux vidéo. À gagner, la gloire d’un titre de champion, mais aussi des prix. Selon Newzoo, spécialiste du domaine, 1,5 million de Canadiens se tournent vers Twitch ou une autre plateforme de sport électronique au moins une fois par mois. Amazon, toujours à l’affût, a d’ailleurs acquis Twitch en 2014. Les joueurs vedettes – dont Tyler « Ninja » Blevins, qui joue en direct pendant des heures, presque tous les jours – évoluent dans des ligues mondiales où ils rivalisent pour décrocher des commandites et des prix en argent. En 2018, 150,8 M$ US étaient en jeu.
À l’échelle du globe, le sport électronique devrait rapporter 1,1 G$ en 2019, une augmentation de 26,7 % par rapport à 2018. Pour 2022, on avance le chiffre de 1,8 G$ US, en commandites, droits de diffusion, publicité, marchandises et billets. Aucun doute possible : autrefois réservé à une poignée d’initiés, le sport électronique s’impose dans le marché des médias et des loisirs. Et des CPA d’ici sont de la partie.
Luc Ryu, CPA, Deloitte (Nathan Cyprys)
Luc Ryu, CPA, 24 ans, conseiller principal en évaluation d’entreprises chez Deloitte, à Toronto, est un mordu de sport électronique. Il a grandi en jouant à Counter-Strike, un jeu de tir à la première personne, tout en s’inspirant des hauts faits de ses joueurs favoris. Quand il rendait visite à ses proches en Corée du Sud, il constatait que les jeux vidéo y sont ancrés dans la culture; là-bas et en Chine, on présente de grands tournois dans des stades de 7 000 places. « Les jeux ne sont pas vus comme un loisir de nerds, comme en Amérique du Nord. »
Même si les ligues et les bars de sport électronique se multiplient au Canada, les investisseurs hésitent encore, faute de comprendre ce marché, constate M. Ryu. Déterminé à changer la donne, en décembre 2018, et membre de l’équipe de consultation créative Market Gravity de Deloitte, il aide à lancer une étude de cinq semaines pour « démystifier le jeu vidéo », précise-t-il.
Résultat de la démarche, le rapport D5 (offert en libre consultation) souligne que les amateurs de sport électronique représentent un vrai filon. Les auteurs proposent diverses pistes aux entreprises intéressées à se lancer : commandites, tournois, soutien aux joueurs. Depuis la parution du rapport, début 2019, des institutions financières et des investisseurs communiquent avec Deloitte pour explorer les stratégies d’entrée et les possibilités de financement, souligne M. Ryu. Dans un secteur d’avant-garde, la présence d’un des Quatre Grands rassure.
Chef des finances de ESports Entertainment Group, entreprise américaine de paris sur les jeux vidéo, Christopher Malone, CPA, concède qu’il n’y connaissait pas grand-chose au départ. Ce Torontois de 58 ans a saisi la balle au bond, et a tout appris sur le terrain. « Le sport électronique ressemblera bien vite au milieu des sports traditionnels. Je voulais être aux premières loges, dans un secteur en effervescence. »
Evan Kubes, avocat de Toronto, a lui aussi vu des débouchés prometteurs s’ouvrir dans ce créneau en expansion, où les professionnels au fait des rouages du marché – avocats, CPA, agents et autres – brillaient par leur absence. Or, sans leurs précieux conseils, les jeunes joueurs signaient de piètres contrats, à peine compris, à peine lus. « Le sport électronique fait ses débuts, explique M. Kubes. On investit à tour de bras pour lancer des équipes et des ligues, mais sans avoir bâti les assises. »
En Asie, « les jeux ne sont pas vus comme un loisir de nerds, comme en Amérique du nord. »
M. Kubes a quitté le domaine des poursuites en responsabilité médicale pour cofonder MKM Esports, le premier cabinet d’avocats du Canada axé sur le sport électronique. Depuis son lancement en octobre 2018, MKM a travaillé avec quelque 200 équipes, joueurs professionnels et streamers, ces joueurs qui diffusent leurs prouesses en direct. Le cabinet leur offre des services juridiques ainsi que des services-conseils sur les commandites; il oriente aussi les institutions financières qui souhaiteraient investir dans le sport électronique.
Droit ou comptabilité, à chacun son métier. M. Kubes a été consulté par une Montréalaise qui s’interrogeait sur les incidences fiscales des activités de son fils de 17 ans, membre d’équipes au Canada et aux États-Unis : « C’est là qu’un CPA pourra accompagner les clients, dans cette sphère en émergence », conclut-il.
M. Ryu, qui a grandi une manette à la main, pourrait être la ressource recherchée. « On croit à tort que les Quatre Grands ne font que de l’audit et de la fiscalité, et pourtant… », dit-il. L’émergence du sport électronique comme véritable marché ouvre des portes aux CPA prêts à tenter l’aventure.