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illustration d'un homme campant dans les bois et dans de beaux paysages, fixant un appareil électronique
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Devant l’écran 11 heures par jour – à quel prix?

Quelle est l’incidence de cette omniprésence des écrans sur la productivité et sur la santé?

illustration d'un homme campant dans les bois et dans de beaux paysages, fixant un appareil électroniqueL’omniprésence des écrans serait associée à une prévalence accrue de diverses affections : obésité, dépression (légère ou grave) et atrophie de la matière grise. (Illustration de Matthew Billington)

Il y a deux mois, j’étais sous la tente, à 1 800 mètres d’altitude, au cœur du parc national de Yosemite, en Californie. Six heures d’ascension pour respirer à pleins poumons l’air vif de la Sierra Nevada, m’ébrouer au pied d’une cascade et m’assoupir sous de majestueux sommets. Mes amis et moi venions de concocter un repas sur un minuscule réchaud; nous discutions, réunis autour d’un feu de camp crépitant. Bientôt, j’allais m’endormir, bercée par le bruissement du vent dans les feuillages. J’avais rêvé de cette sérénité sous les étoiles pendant des mois. Et pourtant. Je n’ai pas pu m’empêcher de prendre mon téléphone et de désactiver le mode avion. Qui sait, j’avais peut-être manqué quelque chose? Même dans cet endroit magique, devant un panorama des plus spectaculaires, la connexion numérique se montrait irrésistible : comment ne pas répondre à un client, puis vérifier Instagram?

Apparemment, je ne suis pas la seule à succomber à la tentation. D’après une étude Nielsen, l’an dernier, aux États-Unis, l’adulte moyen aura passé onze heures par jour devant un écran, dont plus de quatre devant la télé; et 45 % des téléspectateurs jettent aussi un œil sur leur téléphone ou leur tablette, en même temps. Selon Apple, le propriétaire type d’un iPhone le déverrouille 80 fois par jour. Réfléchissons : en comptant une nuit de 8 heures, c’est dire qu’il consulte son téléphone toutes les 12 minutes, 16 heures sur 24.

Le propriétaire type de Iphone déverrouille son appareil 80 fois par jour, soit toutes les 12 minutes, 16 heures sur 24.

La majorité des études sur les écrans et la santé portent sur les enfants et les adolescents, dont le cerveau est en plein développement. Mais qu’en est-il des adultes, enchaînés à leurs écrans, au travail et à la maison? Les constats sont préoccupants. En mars dernier, un groupe de chercheurs (Stanford, Penn State et Université de Boston) signalait que la notion même de « temps d’écran » avait perdu sa pertinence dans le contexte actuel. Devant l’omniprésence des écrans, les chercheurs ont plutôt vu la nécessité d’aborder la question sous l’angle du « génome numérique », propre à chacun, pour mieux décrypter les comportements des utilisateurs.

Afin d’extraire cette séquence de données individuelles, ils ont muni les ordinateurs portables et téléphones des participants d’un utilitaire de capture d’écran, qui se déclenchait toutes les cinq secondes. De quoi tracer un historique exhaustif des éléments visualisés et du temps consacré à chaque intervention. Le verdict est tombé : la majorité des sujets consacraient rarement plus de 20 minutes à une même activité sans s’interrompre. Ils sautaient d’un élément à l’autre en moyenne toutes les 20 secondes, en boucle. Un éternel recommencement?

Il faut dire que la biochimie neuronale joue contre nous. Nos circuits sont préprogrammés. Quand la curiosité s’éveille, on a envie de la rassasier. Misant sur cette inclination, les développeurs d’applis consultent des spécialistes du comportement pour doter leurs produits d’attributs qui créent la dépendance. Aujourd’hui, l’angoisse qui surgit chez certains quand on les sépare de leur cellulaire adoré suscite l’intérêt des psychologues. Certains y voient un syndrome. « Il suffit d’un bip, d’une vibration, pour déclencher une réaction d’anxiété », explique Larry Rosen, professeur émérite de psychologie à l’Université de Californie à Dominguez Hills, coauteur de l’ouvrage The Distracted Mind. « D’où un état d’hypervigilance, qui parfois se prolonge même la nuit. »

On s’use aussi les yeux à force de scruter l’écran : 59 % des adultes américains déclarent souffrir de fatigue oculaire.

On s’use aussi les yeux à force de scruter l’écran : 59 % des adultes américains déclarent souffrir de fatigue oculaire. Et puis, l’omniprésence des écrans serait associée à une prévalence accrue de diverses affections : obésité, dépression (légère ou grave), atrophie de la matière grise, déclin des fonctions cognitives supérieures. Elle irait aussi de pair avec l’insomnie, associée à la perte d’emploi. Et si le lien de causalité directe entre les écrans et les ennuis de santé n’a pas été établi, plusieurs études évoquent des corrélations alarmantes. Diverses maladies – diabète de type 2 chez l’adulte, certains cancers, cardiopathie – auraient été associées à un temps d’écran exagéré.

Si cette litanie de statistiques vous donne envie de jeter votre téléphone par la fenêtre, attendez! Comme le rappelle le professeur Rosen, les activités devant l’écran ne se valent pas toutes. Certains outils, dont Temps d’écran (iPhone) et Bien-être numérique (Android), servent à juguler les pertes de temps. L’expert suggère aussi de ménager des pauses numériques. Il faut fermer les applications et pages Web inutiles, et travailler par tranches d’un quart d’heure ou d’une demi-heure, selon la capacité de concentration. On programme un minuteur, et dès qu’il sonne, c’est la récréation : on s’adonne à une ou deux minutes de navigation libre. « Une fois ce rythme apprivoisé, dit le chercheur, on prolongera les périodes de travail, peu à peu. »

Au bureau, assis devant un ordinateur, pourquoi ne pas mettre à l’essai la minuterie TimeFlip, petit polygone en plastique pliable, à personnaliser? Donnez-lui le nombre de facettes souhaité (6, 8 ou 12) et tournez-le dès que vous passez à une autre activité (répondre à vos courriels, examiner une feuille Excel). Connecté à votre cellulaire, l’outil calcule au gré des rotations le temps consacré à chaque tâche. L’idée est qu’en gérant efficacement votre travail sur écran, vous puissiez consacrer plus de temps à échanger avec vos collègues, devant un café, bloc-notes en main, ou au cours d’une réunion dans un parc.

En France, il y a trois ans, les ravages de l’obsession du travail ont amené le législateur à garantir aux citoyens le « droit à la déconnexion » en dehors de leur plage horaire travaillée. Les entreprises de plus de 50 salariés doivent négocier avec eux toute obligation de consultation des courriels. Entrée en vigueur en janvier 2017, la loi reste difficile à appliquer : selon une étude universitaire, 97 % des participants n’ont constaté aucun changement après deux ans. Mais l’enquête fait aussi ressortir une prise de conscience du problème et l’adoption de mesures pour limiter la connexion constante. Au Canada, des consultations menées pendant un an sur la mise à jour du code fédéral du travail révèlent que, selon 93 % des répondants, les employés devraient avoir le droit de s’abstenir de consulter leurs courriels professionnels en dehors de leurs heures de travail.

Les employeurs ont tout intérêt à s’interroger sur la problématique pour baliser le terrain. Difficile de résister à l’appel de l’écran! Alors, à nous d’y réfléchir, pour voir comment éviter de céder à l’envie impérieuse de consulter nos messages à tout bout de champ.