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Articles de fond
Magazine Pivot

Tout l’argent du monde

Des numismates couronnent annuellement le plus beau nouveau billet de banque du monde, toujours plus sophistiqué que le précédent.

À chaque domaine sa rivalité : Canadiens c. Maple Leafs; Beatles c. Stones; DC c. Marvel. Pour les billets de banque, l’épreuve de force se joue entre le Canada et le Kazakhstan. Elle remonte à 2011, année où les deux pays ont été sélectionnés pour le prix « Bank Note of the Year » décerné par l’International Bank Note Society (IBNS). La coupure de 10 000 tenges kazakhs, arborant oiseaux, immeubles et monuments sur une trame mauve, avait battu notre 100 $. Le scénario s’est répété les deux années suivantes. En cette période où le Canada introduisait des billets en polymère, les Kazakhs nous ont coiffés au poteau. Pour ce pays de steppes, un tel « tour du chapeau » rappelait l’exploit d’Usain Bolt au 100 mètres, mais sans médaille d’argent pour le bon deuxième.

Le Canada n’est toutefois pas à plaindre sur le plan de la fierté numismatique. En 2004, notre billet de 20 $ (où la reine côtoie des œuvres de l’artiste haïda Bill Reid et où figure une citation du roman La montagne secrète, de Gabrielle Roy) a remporté le tout premier prix « Bank Note of the Year ». Chaque année, depuis, les 2 000 membres de l’organisme – des amoureux des billets de banque – votent pour les plus beaux bidous de la planète, en fonction de leur esthétique et de leurs éléments de sécurité. Peu importe la valeur de la chose ou le nombre d’utilisateurs. Ainsi, en 2005, on a vu le billet de 1 000 couronnes des îles Féroé battre celui de 5 livres de l’Écosse.

Grâce à son intérêt pour les billets de banque exemplaires, l’IBNS a enregistré l’évolution rapide de la monnaie fiduciaire dans les premières années du XXIe siècle. Naguère, la Banque du Canada émettait de nouveaux billets tous les 15 ans environ, en grande pompe.

L’International Bank Note Society décerne chaque année le prix du plus beau billet de banque. Le Canada fait-il bonne figure? Regardez cette vidéo pour le savoir et pour admirer les billets gagnants des années antérieures.

De nos jours, les nouveautés sont pour ainsi dire banales : il y a eu émission de nouveaux billets canadiens la plupart des 17 dernières années.

C’est d’abord une question de sécurité. Quel meilleur moyen de déjouer les faussaires que de lancer de nouveaux billets dès que ces petits malins ont réussi à produire des copies à s’y méprendre? « Les faux-monnayeurs existent depuis que les billets de banque existent, dit Dennis Lutz, président de l’IBNS. Il faut constamment se montrer plus rusé qu’eux. » À l’observation d’un billet de banque moderne, on voit plusieurs éléments destinés à faire échec à la contrefaçon : textures, filigranes, hologrammes à couleur changeante, et – si vous disposez d’une lumière ultraviolette ou infrarouge – mouchetures éparses et chiffres cachés.

Ce billet du Kazhakstan (1 000 tenges) a gagné le concours en 2013Ce billet du Kazhakstan (1 000 tenges) a gagné le concours en 2013 en arborant le drapeau national. 

Ces billets modernes sont bien beaux, en plus. Au fait, la Réserve fédérale américaine a probablement loupé le courriel informant les intéressés que l’époque des présidents collet monté imprimés sur un mélange papier-coton est maintenant révolue. Chutes spectaculaires, gorilles majestueux et joueurs de rugby sont les nouveaux Benjamin Franklin de la numismatique. « Même le billet canadien qui a remporté la palme en 2004 ne serait pas retenu aujourd’hui, souligne M. Lutz. L’apparence se raffine d’année en année, ce qui corse le vote. Qui sait ce qu’ils vont nous sortir bientôt? »

Évidemment, des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Un billet de banque audacieux pour un citoyen sera perçu comme maladroit ou indigne aux yeux d’un autre. Malgré leurs fioritures, les billets d’aujourd’hui sont d’allure assez semblable, pour la simple raison que la cohérence dénote leur caractère fiable. Il y a une limite au côté tape-à-l’œil qu’on peut leur donner, au risque qu’ils ressemblent à des billets de Monopoly. L’Australie l’a compris en 2016 : même si sa coupure de 5 $ a été finaliste pour le prix « Bank Note of the Year », les gazouilleurs australiens ont vertement critiqué la palette de couleurs (mauve, jaune et magenta), comparant le tout à du « vomi de clown » et à des germes dans une boîte de Petri.

Le billet chinois de 100 yuans, finaliste en 2015Le billet australien de 10 dollars, finaliste en 2017, rend hommage à deux poètes, dont A. B. « Banjo » Paterson.

D’autres encore soulèvent la controverse pour des raisons géopolitiques (les Ukrainiens n’ont pas apprécié le billet russe illustré d’une carte englobant la Crimée) ou même de composition chimique (en 2016, des végétaliens et des groupes religieux ont lancé une pétition exigeant que la Banque d’Angleterre cesse d’utiliser du suif pour l’impression). Au cours des consultations publiques sur notre billet de 20 $ actuel, des gens ont dit que le Mémorial de Vimy évoquait des phallus ou les anciennes tours jumelles, et même qu’on y voyait la pensée conservatrice, qui glorifie la guerre. « Les gens interprètent de mille et une façons l’aspect des billets de banque », constate M. Lutz. On a beau s’efforcer de saisir l’esprit d’un pays sur un bout de papier de 15 cm, il y en aura toujours pour critiquer.

Pour la Suisse, les affaires vont bien. Le pays vient en effet de gagner en 2016 et en 2017. Dernier lauréat : le 10 francs, que seuls les Helvètes pouvaient produire. Il s’agit d’une ode à la ponctualité arborant les rouages d’une montre, les mains d’un chef d’orchestre, des centaines de petites horloges, un globe terrestre divisé en fuseaux horaires et des cartes du réseau ferroviaire suisse. Imprimé sur un substrat Durasafe, un matériau de polymère et de coton difficile à imiter, ce billet mise fort sur la sécurité : croix suisse dissimulée dans chaque coin, perforations perceptibles sous la lumière, bandes en relief marquant les bords. « Nous avons dû laisser tomber certains éléments en raison de leur complexité, raconte Beat Grossenbacher, directeur général de la Monnaie à la Banque nationale suisse. Tout ce qui vise à faire échec à la contrefaçon complique la vie des faussaires. On peut ainsi les distancer le plus longtemps possible. »

Ce billet russe de 2 000 roubles a été finaliste en 2017Ce billet russe de 2 000 roubles a été finaliste en 2017. Une particularité : il comporte un code QR qui mène au site de la Banque de Russie.

Pour la petite histoire, ces billets primés ont justement toute une histoire. La banque centrale de Suisse avait lancé un concours de conception, en 2005, retenu une graphiste, puis consacré des années à peaufiner l’allure et les éléments de sécurité de la nouvelle série de billets. Or, la banque a dû composer avec des retards importants, dont l’un à cause d’une erreur d’impression qui a entraîné l’envoi au pilon et aux fourneaux d’un premier lot de billets, en 2012. Il aura fallu 11 ans à l’institution pour mettre en circulation le premier billet de la nouvelle série, celui de 50 francs.

Le laborieux processus de création de billets sera peut-être chose du passé, un jour. Déjà, la Suède, berceau du papier-monnaie en Europe, serait en voie de devenir le premier pays à délaisser les billets de banque, au vu de l’adoption généralisée des cartes bancaires et des applis de paiement mobile. Selon un sondage mené en 2018 par la Banque de Suède, seulement 13 % des Suédois avaient payé leur dernier achat en espèces, comparativement à 23 % en 2014. (Au Canada, 44 % des achats ont été réglés en espèces en 2013, soit 10 % de moins qu’en 2009.) La Sveriges Riksbank s’attend à ce que sa monnaie fiduciaire « dépose sa couronne » d’ici les années 2030.

M. Lutz, lui, trouve exagéré de sonner le glas des espèces. « L’amusant, c’est que la Suède – qui claironne les avantages du sans-espèces – a redessiné ses billets de banque ces trois dernières années. » L’expert mentionne aussi le Royaume-Uni, où la quantité d’espèces en circulation a fortement augmenté l’an dernier, ou encore des pays comme la Chine et l’Inde, où il est toujours très courant de thésauriser plutôt que d’avoir un compte d’épargne. « Avoir du liquide est encore préférable dans bien des situations, dit-il, y compris pour les transactions illégales. Je ne pense pas qu’on puisse croire que les espèces vont disparaître de notre vivant. »

Ouganda (50 000 shillings) a remporté le concours en 2013.La plus grosse coupure de l'Ouganda (50 000 shillings) a remporté le concours en 2013.

Le grand rival de la Suisse pourrait bien être le Canada pour l’édition 2018 du concours « Bank Note of the Year ». Il y a deux ans, Justin Trudeau a annoncé qu’une femme emblématique (autre que la reine) allait pour la première fois figurer seule sur un billet de banque. Parmi les 26 000 suggestions reçues, on a produit une liste restreinte de cinq finalistes (Bobbie Rosenfeld, une légende de l’athlétisme, Idola Saint-Jean, une suffragette québécoise, etc.). Le choix du ministre des Finances du Canada, Bill Morneau, s’est finalement porté sur Viola Desmond, une icône du mouvement pour les droits et libertés : elle avait refusé de quitter une section réservée aux Blancs dans un cinéma de la Nouvelle-Écosse, en 1946.

Mme Desmond a inspiré les thèmes centraux, soit la justice sociale et les droits de la personne. Comment concrétiser cela sur un billet? Boyd Laanstra, analyste principal à la Banque du Canada répond : « Il fallait choisir de très belles illustrations à l’image du pays. » Forts des commentaires de nombreux notables, dont des aînés des Premières Nations, M. Laanstra et son équipe ont retenu le Musée canadien pour les droits de la personne, un extrait de la Charte canadienne des droits et libertés, et le plafond en voûte de la Bibliothèque du Parlement. Ces symboles servent en plus de rempart contre les faux-monnayeurs : pour le plafond, on a exploité la technologie Kinegram, qui produit un reflet irisé; une plume d’aigle passe aussi du vert au doré. « Quand le contenu et les mesures de sécurité se marient à merveille, on peut dire que la magie opère », se réjouit M. Laanstra.

Le billet de 10 $, qui entre en circulation cet automne, a été le premier retenu pour le concours de 2018. Les Kazakhs n’ont qu’à bien se tenir!