Longues heures et échéances serrées : un lourd fardeau à porter

Les dangers du stress et de l’épuisement professionnel pèsent depuis longtemps sur la profession comptable. (Getty Images/Sanjeri)

Les troubles de santé mentale, épée de Damoclès des professionnels comptables? Alors que les exigences du monde du travail s’accroissent, un récent rapport de recherche du Healthy Professional Worker Partnership révèle qu’un peu plus de la moitié des CPA sondés lors d’une enquête en 2021 ont souffert d’un problème de santé mentale au cours de leur vie.

Pour en savoir plus, nous nous sommes entretenus avec Merridee Bujaki, FCPA, professeure titulaire en comptabilité à l’École de gestion Sprott de l’Université Carleton, qui a cosigné le rapport avec Suzanne Paquette, CPA, professeure titulaire à l’École de comptabilité de l’Université Laval, et Darlene Himick, CFA, professeure agrégée à l’École de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa.

Merridee Bujaki nous livre ici ses réflexions quant à l’état du discours sur la santé mentale au sein de la profession et dresse les principaux constats qui ressortent de l’enquête.

CPA CANADA : Comment cette enquête a-t-elle vu le jour?

MERRIDEE BUJAKI (MB) : L’idée est venue alors que je menais des recherches auprès des femmes dans le milieu universitaire. J’ai été frappée de constater combien d’entre elles avaient été confrontées à des problèmes de santé d’origine psychosomatique, et j’ai voulu creuser la question en élargissant l’étude à d’autres milieux. Avec le concours de CPA Canada, nous avons donc pu ajouter les professionnels comptables aux autres professions que nous voulions sonder : docteurs, enseignants, professeurs, infirmières, sages-femmes et dentistes.

CPA CANADA : Selon vous, pourquoi l’enjeu de la santé mentale a-t-il été si peu présent au sein de la profession comptable?

MB : Le stress et l’épuisement professionnel ont longtemps fait partie des risques planant sur la profession, car ils sont étroitement liés au roulement de personnel et aux annonces de départ observés dans le milieu, plus particulièrement chez les professionnels de la certification et de la comptabilité publique (l’expertise comptable). Une situation encore trop peu prise au sérieux, de l’avis de plusieurs.

Si la profession passe encore souvent sous silence les questions de santé mentale, c’est en partie parce qu’elle est calquée sur un modèle à dominante masculine, où l’un des mots d’ordre est « endurer » et où les troubles mentaux sont souvent perçus comme des signes de faiblesse. Dans ce contexte, difficile de parler ouvertement et librement de santé mentale.

CPA CANADA : Quels sont les constats de l’enquête qui résonnent le plus avec vous?

MB : J’ai trouvé très intéressantes les observations formulées par les membres de la profession avec qui nous avons discuté durant la phase d’entrevues. Si la passion pour le métier était palpable chez la plupart, plusieurs reconnaissaient l’existence d’enjeux de santé mentale dans le milieu.

Des enjeux se traduisant notamment par l’anxiété et le stress vécus au travail, ainsi que par l’épuisement professionnel, autant de voies qui, en l’absence du soutien nécessaire, peuvent mener à la dépression. L’ampleur de ces enjeux varie certes d’un employeur à l’autre, mais de nombreux défis semblent être communs à l’ensemble de la profession et découler de la nature même des activités, de la façon dont les rôles sont définis, des modèles d’évaluation et de rémunération, et des attentes envers les employés.

Par exemple, les longues heures de travail demeurent un incontournable de la profession, certains répondants affirmant travailler jusqu’à 100 heures par semaine en période de pointe. Or les longues heures ne seraient pas nécessairement un problème en soi : les répondants trouvent généralement des moyens d’y faire face, les sachant attribuables à la nature cyclique des tâches. Pour 80 % des personnes sondées, les phases du cycle comptable et les périodes de l’année influenceraient d’ailleurs directement leur niveau de stress au travail.

Ce qui est davantage préoccupant, c’est l’incapacité qu’ont certains CPA à s’offrir des occasions de souffler ou à se remettre de ces longues heures de travail, dans un contexte où la charge de travail ne cesse d’augmenter. Des répondants ont même vu leurs vacances être refusées, et on attendait d’autres qu’ils soient joignables en tout temps.

CPA CANADA : Quels sont les troubles de santé mentale les plus courants dans le milieu?

MB : Si le stress, l’anxiété et l’épuisement professionnel sont certainement les problèmes les plus répandus, des CPA nous ont aussi mentionné avoir souffert de troubles graves ayant mené à une hospitalisation. D’autres encore étaient en proie à des idées suicidaires ou ont commis des tentatives de suicide.

Il est également saisissant de constater combien de personnes se présentent régulièrement au travail dans un mauvais état psychologique, la batterie à plat. Cette culture du présentéisme est assurément très inquiétante.

CPA CANADA : Y a-t-il des sources de stress qui ne s’observent que dans la profession comptable?

MB : Au-delà du volume élevé de travail et des échéances serrées, la popularisation du télétravail depuis la pandémie a aussi apporté son lot d’inconvénients. Plusieurs s’attendent désormais à pouvoir rejoindre collègues et clients à toute heure du jour et du soir, ce qui ajoute à leur charge mentale.

CPA CANADA : Les enjeux de santé mentale sont-ils vécus différemment selon le genre, le champ d’expertise ou l’âge?

MB : Compte tenu des attentes qui subsistent à leur égard dans les sphères sociale et familiale, les femmes assument encore en grande partie la responsabilité des personnes à charge (enfants, personnes âgées), en plus de leurs obligations professionnelles. Et cette situation n’a fait qu’empirer depuis la pandémie. Au travail comme à la maison, les défis vont en augmentant.

Certaines répondantes ont même fait état d’épreuves physiques ayant eu une profonde incidence sur leur santé mentale, comme la dépression post-partum et les troubles de la ménopause. Ces enjeux particuliers leur causaient des ennuis que leurs confrères ne connaîtront naturellement pas.

Par ailleurs, des répondants nous ont dit éprouver des difficultés à concilier leurs longues heures de travail à leurs obligations familiales ou culturelles, parfois très strictes.

Les jeunes comptables, quant à eux, doivent travailler à l’obtention de leur titre professionnel tout en composant avec le stress de leurs cours et examens. Une période exigeante sur le plan mental, qui, de surcroît, correspond généralement à la prise de responsabilités de supervision au travail.

CPA CANADA : Y a-t-il des moments où la santé mentale des CPA est plus menacée?

MB : Selon notre enquête, la santé mentale des CPA serait le plus à risque après une période très chargée, surtout s’ils n’ont pas la possibilité de recharger leurs batteries. Des obligations personnelles pressantes et inattendues, comme une maladie dans la famille, sont aussi à même de fragiliser l’équilibre mental.

CPA CANADA : Et l’attitude des employeurs change-t-elle par rapport aux enjeux de santé mentale?

MB : Il y a assurément une plus grande ouverture des employeurs à discuter de ces enjeux de nos jours, car il en va de la capacité d’attirer et de fidéliser les talents. Les employés ont aujourd’hui l’embarras du choix et n’hésitent pas à passer au suivant, le cas échéant. Il s’agit maintenant pour les gestionnaires de se montrer à l’écoute et d’instaurer un climat de travail en conséquence.

PLEINS FEUX SUR LA SANTÉ MENTALE

Voyez quel a été le parcours de Denis Trottier, premier responsable, Promotion de la santé mentale, chez KPMG Canada, et découvrez pourquoi l’heure est au bilan de santé mentale pour les CPA. De plus, apprenez à éviter l’épuisement professionnel, tant chez les employés que chez les gestionnaires, la positivité toxique et le surmenage.