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Créatifs entrepreneurs masculins et féminins à la recherche d'un écran d'ordinateur lors d'une réunion au bureau
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Les professionnels de la finance voient d’un œil circonspect les mesures non conformes aux PCGR

Uber, Lyft et WeWork feraient appel à des mesures de la performance « floues » pour attirer l’attention des investisseurs. Et, parfois, les pertes se chiffrent en milliards par la suite.

Créatifs entrepreneurs masculins et féminins à la recherche d'un écran d'ordinateur lors d'une réunion au bureau« Les CPA doivent saisir les ambiguïtés entourant la préparation et la présentation des états financiers, et réagir devant les écarts », souligne Anthony Scilipoti, CPA (Getty Images/Maskot)

Elles font les manchettes. Ce sont les Uber, WeWork et Lyft de ce monde, entre autres nouvelles venues en Bourse, aux valorisations qui montent en flèche pour s’effondrer quelques mois plus tard : parfois, des milliards de dollars s’évanouissent en fumée.

Les actions d’Uber sont tombées à 25,58 $ début novembre, un creux record, elles qui avaient été lancées à 45 $. Parallèlement, le nouveau chef de la direction achète des actions de l’entreprise à coups de millions, au moment où son prédécesseur reprend ses billes.

WeWork, elle, a dû renoncer à son introduction en Bourse, en septembre, après avoir vu sa valorisation chuter de 44,7 G$ à 8 G$ en août, même si l’investisseur Softbank Group, spécialisé en TI, avait allongé quelque 9,5 G$ pour la renflouer. L’entreprise, poursuivie par des actionnaires, a vu son chef de la direction démissionner et a été contrainte de supprimer 2 400 postes.

Et puis il y a Lyft, rivale d’Uber, qui a essuyé une perte nette ajustée de 121,6 M$ au troisième trimestre, comparativement à 245,3 M$ à la même période pour l’exercice précédent. Le cours des actions s’est redressé de 5,32 %, après l’annonce d’un partenariat avec Gett, société israélienne de taxi et de covoiturage sur demande.

Ce ne sont là que quelques exemples.

Ces fleurons de l’économie de la pige, appelés « licornes » (entreprises en démarrage évaluées à plus d’un milliard de dollars), s’autorisent une certaine latitude quand elles estiment leur valeur, signalent des observateurs. Elles présentent leur performance en fonction de nouveaux paramètres, qui sont des mesures non conformes aux PCGR (principes comptables généralement reconnus). Pourquoi? Pour renforcer les résultats, en écartant certaines informations financières clés, et attirer l’attention des investisseurs.

Les CPA sont appelés à travailler dans le respect des principes d’éthique, quelles que soient leurs fonctions, explique Anthony Scilipoti, CPA, président et chef de la direction de Veritas Investment Research Corporation.

« Les CPA doivent saisir les ambiguïtés entourant la préparation et la présentation des états financiers, et réagir devant les écarts. Ils sont appelés à prendre au sérieux ces questions, comme professionnels de l’information financière », ajoute-t-il.

DES PRATIQUES QUI NE DATENT PAS D’HIER

Trouver moyen de se présenter sous son meilleur jour, l’idée ne date pas d’hier. D’autres l’ont fait, notamment Groupon, Yahoo et même BlackBerry. À l’époque de la bulle Internet, la directrice des services comptables de la Securities and Exchange Commission (SEC), Lynn Turner, l’avait déploré : on présentait des résultats embellis, les « EBS earnings », où EBS signifiait « Everything but Bad Stuff » (c’est-à-dire « tout sauf les éléments défavorables »). Parmi les principaux écarts pointés du doigt : publier des bénéfices bruts sans déduire les coûts des campagnes de marketing et les pertes sur les gammes de produits, publier des bénéfices en trésorerie et des flux de trésorerie imprécis, ou encore ne pas tenir compte de l’amortissement des immobilisations incorporelles.

Le problème, c’est que ces mesures, établies au gré de l’entité elle-même, excluent souvent des charges qui peuvent s’élever à des millions de dollars, selon les critiques. Par exemple, la mesure « Core Platform Adjusted Net Revenue » (produits nets ajustés sur plateforme centrale), qu’a créée Uber, soustrait des calculs les coûts récurrents engagés quand l’entreprise s’installe dans de nouveaux marchés. WeWork, de son côté, y est allée d’un « Community-Adjusted EBITDA » (bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement ajusté pour le groupe), qui exclut les dépenses engagées à l’échelle de l’entreprise. Et Groupon a créé un « Adjusted Consolidated Segment Operating Income – ACSOI » (bénéfice d’exploitation sectoriel consolidé ajusté), qui fait fi de charges d’exploitation essentielles.

Ces sociétés font valoir que ces types de mesures reflètent avec fidélité leur potentiel de croissance. Mais les investisseurs, sourcilleux, se méfient; de leur côté, les organismes de réglementation et de normalisation se sont mis à regarder les choses de plus près.

« Pour les entreprises, c’est un geste stratégique; elles manient les chiffres et les font parler pour se présenter sous leur meilleur jour », explique M. Scilipoti.

« En l’absence de normes, l’entreprise aura tendance à mettre en avant ses propres intérêts, mais la démarche ne cadre pas toujours avec la prise en considération des intérêts des actionnaires. »

INTERVENTIONS À ENVISAGER

Le recours à des mesures non conformes aux PCGR pour évaluer la performance n’est pas toujours problématique en soi, précise Linda Mezon, FCPA, FCA, CPA (Michigan), CGMA, présidente du Conseil des normes comptables (CNC). Il est raisonnable de favoriser la transparence dans la communication des informations et de présenter aux investisseurs de l’information hors référentiel et des mesures non financières qui dessinent un portrait élargi de l’entreprise : sa méthode de gestion, son approche du service aux clients, sa culture, et ainsi de suite.

« Les référentiels comptables ne sont pas forcément les meilleurs outils de communication pour nuancer le propos. Tous les secteurs, toutes les entreprises vont-elles pouvoir appliquer une même norme pour esquisser le portrait de leur situation? »

Elle poursuit : « L’entreprise entend se raconter et montrer son meilleur profil; je la comprends. Toutefois, dans un monde qui ne sera jamais idéal, il y aura toujours des dirigeants portés à embellir les choses. »

Mme Mezon insiste donc sur l’importance de la présentation d’information financière de qualité et des contrôles à appliquer aux mesures non conformes aux PCGR et aux mesures autres que financières. On pense ici aux efforts de surveillance, à la gouvernance, à la formation des cadres supérieurs, aux examens indépendants – autant de façons de prévenir la présentation d’information trompeuse ou inexacte.

« De nombreux éléments concourent à la préparation des données conformes aux PCGR. Il y a des contrôles internes. Les chiffres sont passés en revue. Tout ce travail de contrôle de la qualité et de surveillance devrait aussi s’appliquer aux processus mis en place pour présenter les informations complémentaires hors référentiel. »

C’est la prémisse qui sous-tend le rapport du CNC intitulé Cadre de communication des mesures de la performance (décembre 2018), fruit de consultations auprès de quelque 300 entités canadiennes de divers secteurs et de 50 normalisateurs du monde entier. Il s’agissait de faire le point sur les processus de présentation de l’information financière et de l’information non financière. Les auteurs, qui brossent le tableau des principaux défis quant aux pratiques de mesure de la performance, proposent aussi des lignes directrices à envisager pour l’avenir.

« Le cadre apporte des orientations : à quoi faut-il penser quand on prépare ces chiffres, sachant que les lecteurs s’y fieront? », explique Mme Mezon. « Au lieu d’ériger des commandements sous forme normative, nous soulignons l’importance de la présentation de l’information. À titre d’organisme de normalisation, nous invitons les entreprises à fonder leurs mesures de la performance sur de solides assises. »

REGARD VERS L’AVENIR

Mme Mezon croit que le débat va s’internationaliser à long terme : organismes de normalisation et de réglementation, investisseurs, parties prenantes susceptibles de formuler des conseils seront invités à se concerter, au lieu de travailler en vase clos. En Europe, par exemple, ajoute-t-elle, on s’attarde davantage à la qualité de l’information sur les objectifs de développement durable qu’aux informations hors référentiel.

« Nous sommes tous en train de sonder le terrain, en quelque sorte, sans pour autant agir de concert. Si nous resserrons les liens de collaboration, nous pourrons rallier les intéressés et procurer aux lecteurs davantage de données comparables, poursuit Mme Mezon. Pour le moment, chacun cultive son propre jardin. »

Encouragé par les progrès réalisés, M. Scilipoti estime toutefois que nous sommes loin d’une solution qui viendrait régler le problème de la présentation d’informations non conformes aux PCGR, pratique qui, selon lui, manque d’uniformité, faute aussi d’un cadre de contrôle adéquat. En l’absence d’une réglementation rigoureuse qui aurait pour effet de mettre fin aux incohérences, les entreprises continueront de présenter de l’information non financière qui leur est favorable, croit-il.

« Les investisseurs doivent prendre conscience de ces réalités; investir n’a rien de simple. L’information financière communiquée doit être examinée avec circonspection », rappelle-t-il.

EN SAVOIR PLUS

Pour creuser la question, prenez connaissance du Cadre de communication des mesures de la performance du CNC, qui propose des orientations et des réflexions sur la présentation d’informations financières précises et enrichies, à l’égard des informations non conformes aux PCGR et des mesures non financières.