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Analyse
Poursuites

New York, un jeu de monopoly grandeur nature pour une élite ultrafortunée

La fascinante histoire des supertours de New York – et des fortunes et ambitions qui leur servent de pierres d’assise.

Dans Billionaires’ Row: Tycoons, High Rollers, and the Epic Race to Build the World’s Most Exclusive Skyscrapers, Katherine Clarke dépeint un microcosme singulier, apanage d’une élite ultrafortunée. À l’extrémité sud de Central Park, autour de la 57e Rue, des dizaines de milliards de dollars provenant des quatre coins de la planète se matérialisent en un dense ensemble de gratte-ciel résidentiels incroyablement hauts et étroits, qui font de l’ombre à tout ce qui fourmille plus bas.

Pour de simples millionnaires, ces échelons demeurent, à n’en point douter, tout aussi inaccessibles qu’ils le sont pour les sans-abri, désormais privés de soleil sur les bancs de Central Park. Un empire sélect qui existait d’ailleurs bien avant que le baron des technos Michael Dell fracasse en 2012 un record local en allongeant 100 M$ US et des poussières pour un appartement terrasse dans une de ces mégastructures. Même New York, connue pour l’écart abyssal entre nantis et misérables, était jusque-là étrangère à une telle avenue des milliardaires.

Journaliste au Wall Street Journal et spécialiste de l’immobilier haut de gamme, Katherine Clarke puise dans son extraordinaire réseau et dans ses riches ressources rédactionnelles pour construire elle aussi un ouvrage prodigieux, où elle superpose avec soin différents niveaux d’analyse. Le résultat est à la fois captivant et troublant. Des promoteurs casse-cou, qui misent gros dans ce que l’auteure qualifie de sport sanguinaire du gratte-ciel, lui ont confié toutes sortes d’histoires : coups d’argent, revers de fortune, mariages éclatés et arrangements financiers désespérés, quoique parfois fructueux. (Fait intéressant, Donald Trump, magnat de l’immobilier new-yorkais, ne compte pas parmi les forces vives de ce créneau vertigineux.)

L’œuvre regorge aussi d’anecdotes savoureuses rapportées par des courtiers, témoins privilégiés de situations ahurissantes qui illustrent l’ego démesuré des acheteurs fortunés – tout autant que celui des promoteurs, d’ailleurs –, et qui en disent long sur le lieu et l’époque. Katherine Clarke rappelle que ces immeubles titanesques ont poussé dans le sillage de la crise financière de 2008; les ultrariches étaient alors à la recherche de lieux sûrs (pour eux-mêmes et leur argent) ainsi que d’actifs pouvant s’apprécier, les taux d’intérêt avoisinant zéro. Le nombre de milliardaires russes, pour reprendre une des données citées, a triplé de 2009 à 2012. De quoi élargir le bassin des acheteurs potentiels de condos de luxe; acheteurs ayant parfois des demandes particulières, comme cet oligarque qui a fait remplacer les fenêtres de son appartement par du verre pare-balles pour se protéger, se justifiait-il, des attaques par hélicoptère.

Autre vignette éloquente de cette clientèle qui a les moyens de ses moindres caprices : nouvellement propriétaire d’un condo à Manhattan, une famille chinoise souhaitait également acquérir une demeure au Connecticut pour 15 M$, à condition de pouvoir garder le chat de la venderesse, parce que la fille du couple s’en était entichée. L’animal valait-il 15 M$ aux yeux de sa propriétaire? La courtière a été soulagée d’apprendre, a-t-elle expliqué à Katherine Clarke, que la femme ne tenait absolument pas à la pauvre bête.

Au-delà de ces anecdotes captivantes, la lecture permet aussi de comprendre les mécanismes du financement et de l’« assemblage », ce processus complexe d’achat de parcelles adjacentes et des droits aériens nécessaires (dans le respect de la réglementation alambiquée sur le contrôle des loyers) qui se joue parallèlement aux acquisitions stratégiques des concurrents déterminés à faire échec au projet.

L’auteure explique également les percées technologiques et architecturales qui ont permis aux ego surdimensionnés de rivaliser d’audace pour se gonfler jusqu’aux cieux. À titre d’exemple, après avoir étudié les risques dans un laboratoire de l’Université Western Ontario, les promoteurs du très filiforme 432 Park Avenue ont décidé d’inclure dans leur tour cinq zones ouvertes de deux étages chacune pour faciliter la circulation du vent et limiter les oscillations.

Mais là où l’ouvrage revêt une dimension exceptionnelle, c’est dans l’habileté de Katherine Clarke à illustrer avec nuance la transformation des gratte-ciel à travers les décennies. Le livre s’ouvre sur un souvenir de 1945, où un Harry Macklowe, aujourd’hui promoteur de cette allée des milliardaires, s’extasie, à huit ans, du haut de l’Empire State Building. L’image deviendra un leitmotiv au fil des pages, où il sera question de la nature privative de ces supertours impénétrables. Pouvoir et exclusivité, deux chasses gardées, plus que jamais, de la gent richissime.

Les condos dans ces immeubles, dont 44 % sont vacants selon le dernier décompte, servent autant de résidences que d’autels à la richesse. Tels les coffres-forts les plus garnis du monde, ils sont de simples reflets de l’argent (métaphorique) qu’ils renferment, trônant sur l’horizon de Manhattan et éclipsant les mortels à leurs pieds.

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