L’IA au travail menace-t-elle notre vie privée et nos données?
Et si votre employeur vous demandait de porter un bandeau qui mesurait vos ondes cérébrales pour connaître votre état de fatigue? Ou des écouteurs pour suivre votre niveau de stress? C’est de la science-fiction, pourriez-vous répondre. Mais croyez-le ou non, ces gadgets sont bien réels. SmartCap, avec son bandeau utilisé par plus de 5 000 entreprises dans le monde, est d’ailleurs un précurseur de cette tendance croissante à utiliser l’intelligence artificielle pour surveiller la santé physique et mentale des employés.
En théorie, ces entreprises agissent pour le bien de leur personnel. Le bandeau SmartCap, par exemple, vise à prévenir les accidents de travail liés à la fatigue, dont les séquelles peuvent être particulièrement lourdes dans les secteurs du transport routier et de l’exploitation minière. (Pour le bien de leurs employés, oui, mais aussi pour celui de leurs coffres, car selon le Harvard Business Review, la perte de productivité causée par la fatigue leur gruge 136 G$ US chaque année.)
Or en pratique, le portrait est loin d’être aussi lisse. Les véritables intentions des employeurs, au-delà d’un prétendu souci altruiste, peuvent laisser sceptiques. Le simple fait d’être surveillés au travail, à fortiori de porter un appareil mesurant nos fonctions corporelles, a de quoi troubler. Une récente étude de l’American Psychological Association révèle en effet que près du tiers des travailleurs se savant surveillés qualifient leur santé mentale de moyenne ou de mauvaise, une proportion plus grande que chez les autres répondants.
« J’y vois une atteinte à la vie privée, qui dépasse la sphère professionnelle », soutient Fabricio Barili, un chercheur qui étudie les procédés de surveillance en usage dans le monde du travail. « Au moyen d’algorithmes, les employeurs cherchent toujours à quantifier le rendement de chaque travailleur et à le comparer à celui des autres, pour pouvoir plus facilement récompenser les meilleurs et pénaliser les moins performants. »
Ce phénomène ne date pas d’hier : on n’a qu’à penser aux cartes d’accès, qui permettent le suivi des présences au bureau. Et pendant la pandémie, nous rappelle le chercheur, Ford et d’autres ont assuré la distanciation physique de leurs employés au moyen de bracelets à signal sonore. D’autres encore ont équipé leur personnel d’appareils Fitbit, en leur faisant miroiter une baisse de leurs primes d’assurance.
« Ce n’est pas tant la santé qui préoccupe Big Brother. Autrement, c’est à la semaine de travail qu’il s’attaquerait », ajoute Fabricio Barili, pour qui ce genre de surveillance constante nuit à l’équilibre travail-vie personnelle. « Ce qu’il souhaite, c’est accroître la productivité, même si ça déborde des heures de travail. »
L’expert craint aussi de voir des dispositifs dotés d’un algorithme prédictif permettre à un employeur, par exemple, de deviner qu’une employée est enceinte avant même qu’elle soit au courant, entre autres usages préoccupants de nos données.
En revanche, certaines solutions sont fondées sur des motifs beaucoup plus purs. Prenons Watercooler, dont l’outil d’IA, qui peut être intégré à la plateforme Slack, sert à mobiliser les employés en créant des discussions informelles entre eux et en leur permettant de poser des questions à la direction de façon anonyme.
« Pourquoi j’ai fondé Watercooler? Parce que ce sont 120 000 personnes, chaque année, qui succombent au stress lié au travail, martèle Eitan Vesely. C’est inconcevable pour moi qu’on laisse le travail nous consumer de la sorte. Et que font les gestionnaires dans tout ça? Ne voient-ils pas qu’ils « tuent » à petit feu leurs employés? »
Au moyen de l’IA, Watercooler analyse l’empreinte numérique des employés (courrier électronique, messagerie instantanée, outils de gestion de projet tels que Jira) et applique aux données ainsi recueillies des algorithmes à travers 150 variables distinctes.
« Nos algorithmes recherchent des modèles de comportement uniques et anormaux. J’ajouterais ici que l’analyse ne se fait pas de façon isolée, pour chaque variable, note l’entrepreneur. Par exemple, l’importance de la variable « heures de travail excessives » sera fonction du caractère généralisé ou limité du phénomène. Est-ce à l’échelle de l’organisation ou bien seulement dans certaines équipes ou chez quelques personnes? »
Ainsi, Watercooler pourrait conclure que les employés sont moins susceptibles de démissionner lorsqu’ils passent entre cinq et douze heures par semaine en réunion et qu’ils parlent à leur supérieur une ou deux fois par semaine. Eitan Vesely précise toutefois qu’une « confidentialité différentielle » est assurée. Cette approche consiste à agréger les données en y ajoutant au besoin des données aléatoires, particulièrement dans les petites équipes, le but étant d’éviter que les gestionnaires ne puissent, par rétro-ingénierie, en arriver à identifier les employés.
Pour Martin Fox, directeur général au cabinet de recrutement Robert Walters Canada, le recours à ces technologies émergentes appelle un traitement adéquat des données.
« Les données peuvent certes s’avérer grandement utiles, mais tout dépend de la personne qui les traite et les interprète. A-t-elle des partis pris? Jugera-t-elle différemment quelqu’un qui souffre d’un trouble de l’apprentissage? Avant de collecter des données aussi délicates sur les employés, il faut absolument se doter d’un programme complet de sensibilisation et de formation pour s’assurer que les données sont traitées et interprétées comme il se doit. »
Le directeur général cite par ailleurs un sondage nord-américain mené par son cabinet auprès de plus de 6 000 professionnels. « Les répondants ont dit vouloir que leur employeur les connaisse mieux sur le plan personnel. Plus encore, nos résultats ont révélé que lorsque les gestionnaires n’étaient pas au fait de la situation personnelle des membres de leur équipe, par exemple en ce qui a trait à la santé mentale, aux responsabilités de proche aidant ou aux croyances religieuses, l’avancement professionnel risquait de s’en voir entravé. »
Comme quoi il peut être bénéfique pour l’employé de se livrer davantage, quoique ce soit résolument une affaire de dosage, et que tout dépende de la réceptivité de l’employeur.
Il n’en demeure pas moins qu’en ce qui touche ces technologies émergentes, la transparence est de mise.
« La collecte d’informations sur les employés peut s’avérer extrêmement précieuse pour les entreprises qui cherchent à s’améliorer. Mais il faut consulter les employés au début de toute nouvelle initiative, en leur faisant savoir qu’il s’agit d’un projet pilote visant à déterminer si la technologie envisagée cadre avec les objectifs futurs », recommande en définitive Martin Fox.