Pourquoi a-t-on peur de dénoncer?
Tristement célèbre pour l’affaire Enron, Sherron Watkins n’a pas toujours été sous les projecteurs. Après un début de carrière chez Arthur Andersen, elle rejoint en 1993 l’ex-géant du commerce énergétique en tant que vice-présidente. Et son mandat sera loin d’être un long fleuve tranquille. Remarquant des anomalies dans les rapports financiers de l’entreprise, elle envoie, en 2001, une note au PDG Kenneth Lay l’informant qu’Enron est sur le point d’être plongée dans un scandale comptable.
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S’ensuivent des enquêtes internes, entraînant la faillite d’Enron et de très lourdes pertes pour le personnel et les investisseurs. Les réactions hostiles à l’égard de Sherron Watkins fusent aussitôt, des collègues la traitant de « moucharde ». La carrière et la réputation de l’ancienne vice-présidente sont compromises.
Plus de deux décennies plus tard, les lanceurs d’alerte craignent toujours de dénoncer des fraudes dans leur entreprise. Selon un récent rapport de Medius, entreprise spécialisée en logiciels de détection de la fraude et de traitement des comptes fournisseurs, 56 % des professionnels de la finance aux États-Unis et au Royaume-Uni ont déjà détecté ou soupçonné des fraudes au sein de leur entreprise. Du nombre, 81 % ont préféré garder le silence, dont 45 % par crainte de représailles.
Plus de 90 % des professionnels interrogés ont indiqué qu’ils auraient été plus à l’aise de dénoncer l’activité suspecte s’ils avaient eu davantage de preuves, mais près de la moitié (48 %) ont affirmé que les mesures juridiques pour protéger les lanceurs d’alerte aux États-Unis et au Royaume-Uni étaient insuffisantes. Ce qui montre bien l’urgence d’améliorer les protections culturelles et juridiques, tant là-bas qu’ici-même au Canada.
« Les études indiquent que les gens sont conscients des menaces sérieuses pesant sur eux en cas de dénonciation », explique Michele Wood-Tweel, vice-présidente, Affaires réglementaires à CPA Canada. Parmi les conséquences énoncées dans ce même rapport, citons la mise à l’écart des décisions clés de l’entreprise, le changement d’affectation et les insultes. « Généralement, les dénonciateurs parviennent davantage à signaler des cas de fraude que les autres mécanismes classiques de contrôle, ajoute-t-elle. Ici, au Canada, nous sous-estimons leur valeur en ne mettant pas en place les processus législatifs et réglementaires appropriés pour les soutenir et les protéger. »
« Le Royaume-Uni a instauré, il y a plusieurs années, la Public Interest Disclosures Act, une loi exhaustive visant à protéger les dénonciateurs dans les secteurs public et privé. Au pays, nous avons ici et là des dispositions réglementaires et des textes législatifs disparates qui ne forment pas un ensemble intégré. » En vertu de la Loi sur les banques, l’Agence de la consommation en matière financière du Canada a mis en place un programme de dénonciation destiné aux employés des banques et des coopératives de crédit canadiennes.
Michele Wood-Tweel y voit un problème : il existe des lacunes dans la protection des lanceurs d’alerte en raison du contexte législatif à plusieurs ressorts territoriaux. Même si une loi fédérale vous protège, elle ne vous sera d’aucune utilité si vous êtes poursuivi au civil dans une province. » En l’absence d’un cadre juridique clair et complet, elle craint que les dénonciateurs n’osent prendre la parole. À ses yeux, les entreprises doivent mettre en place une culture de dénonciation ancrée dans l’éthique et la responsabilité, sans peur de représailles professionnelles ou personnelles.
L’absence d’un cadre exhaustif engendre également des coûts économiques. C.D. Howe estime qu’entre 100 et 130 G$ CA sont blanchis chaque année au Canada, ce qui met en péril le système financier du pays et entraîne des coûts pour les citoyens et les entreprises respectueux des lois fiscales.
Michele Wood-Tweel croit que les CPA ont un rôle à jouer dans la protection des lanceurs d’alertes. « Les comptables professionnels peuvent promouvoir l’éthique et la responsabilité dans les sociétés, qu’elles soient ouvertes ou fermées, notamment en mettant en place un moyen pour signaler des préoccupations en toute confiance et sans crainte de représailles – et en protégeant les dénonciateurs. »
Dans le rapport Medius, Sherren Watkins a déclaré que, lorsque quelqu’un tente de sonner l’alarme au sujet d’un acte répréhensible commis par une entreprise, la voie est loin d’être tracée et les choses se passent toutes seules.
« Quand on réfléchit à son commentaire, dire que la voie n’est pas tracée, cela fait partie du problème, et il est troublant que quelqu’un qui soit déjà passé par là observe encore cela, déclare Michele Wood-Tweel. Cela montre à quel point nous devons aller plus loin en matière de protection des dénonciateurs ».