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Lisa Raitt et Anne McLellan marchant ensemble dans la rue
Affaires et économie

D’ex-rivales s’unissent pour construire un Canada durable et prospère

Anciennes adversaires dans l’arène politique, Lisa Raitt (qui participera au Symposium ESG 2024) et Anne McLellan font front commun face aux défis économiques et sociaux du pays. Les dirigeants des secteurs privé et public ont tout intérêt à tendre l’oreille.

Pendant ses années à la Chambre des communes, Lisa Raitt siégeait du côté opposé à Anne McLellan. Aujourd’hui, les deux femmes coprésident la Coalition pour un avenir meilleur, qui regroupe 136 organisations animées par une volonté commune de favoriser une croissance économique inclusive et durable. Même si l’une a déjà été leader adjointe du Parti conservateur, et l’autre, vice-première ministre libérale, Lisa Raitt évite de qualifier la Coalition de bipartisane. 

« C’est une coalition interpartis, qui compte des membres d’à peu près tous les horizons », précise-t-elle. Représentants de syndicats, groupes de justice sociale, chambres de commerce, associations professionnelles, entreprises de technologie financière et associations de recherche, voilà quelques profils des membres qui composent la Coalition. Il ne peut être que judicieux de considérer divers points de vue devant les enjeux qui touchent l’ensemble du pays. Et côté relations publiques, la présence aux commandes d’une conservatrice et d’une libérale notoires est aussi un atout. 


Symposium ESG 2024

Lisa Raitt, conférencière d’honneur du Symposium ESG 2024, discutera des moyens de favoriser une croissance économique durable au Canada. Inscrivez-vous ici.


 

Lisa Raitt et Anne McLellan connaissent bien leurs appuis – si les détails demeurent confidentiels, l’existence du binôme a permis de guider les communications de la Coalition, qui réussit à n’aliéner personne. Mais nous sommes loin d’un exercice de centrisme naïf. « À l’été 2021, en pleine COVID, les Canadiens ont apprécié la collaboration des différents ordres de gouvernement, d’un bout à l’autre du pays. Naturellement, ils n’aiment pas voir leurs leaders agir de façon antagoniste, constate Lisa Raitt. La Coalition repose sur le désir d’une concertation pour le bien commun. » 

Fort heureusement, Lisa Raitt a l’habitude d’établir un équilibre entre les priorités. Interrogée sur la principale leçon tirée des postes de ministre des Ressources naturelles, ministre du Travail et ministre des Transports qu’elle a occupés, elle cite la gestion de crise, dans les trois cas. Chacun de ces secteurs a connu des perturbations pendant son mandat : fissure dans un réacteur nucléaire, pénurie mondiale d’isotopes médicaux, cinq grèves nationales et la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic. 

Elle s’attaque maintenant à une crise de plus grande envergure selon elle, soit le pire déclin de la productivité hors récession au pays depuis les années 1950, dans un contexte de détérioration du niveau de vie et d’absence d’un plan défini en vue de la transition à l’énergie verte. Pour permettre de mieux comprendre la situation, la Coalition présente un tableau de bord de 21 indicateurs qui mesurent les progrès économiques et sociaux. 

Globalement, le rapport annuel sur les résultats du tableau de bord ne vise pas à orienter les politiques, mais à fournir aux décideurs et à d’autres groupes des données utiles. On y énonce aussi des objectifs pour 2030. « Notre démarche est axée sur les résultats », explique Anne McLellan. Des personnes raisonnables, de bonne foi, ne s’entendent pas nécessairement sur les moyens de réaliser ces cibles, mais elles doivent garder à l’esprit qu’il est primordial de les réaliser. À défaut de quoi d’autres pays nous distanceront. » 

Le tableau de bord est divisé en trois piliers : « Vivre mieux » (avec des indicateurs comme l’écart de pauvreté et le classement selon l’indice de prospérité), « Gagner mondialement » (PIB par habitant, investissements des entreprises en R&D, etc.) et « Une croissance durable » (contribution des écotechnologies au PIB, part des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie, etc.). 

« Il est utile d’avoir des objectifs stratégiques et de les traduire en indicateurs », souligne David-Alexandre Brassard, économiste en chef à CPA Canada.  « Une des difficultés, en 2024, c’est que nos politiques ne sont pas vraiment fondées sur les données. Autrement dit, les gouvernements n’ont pas l’habitude d’arrimer leurs grands objectifs, comme l’abordabilité, à des objectifs stratégiques précis. » Selon lui, cet outil nous met sur la bonne voie et permet d’analyser les incidences des politiques instaurées. 

Le tableau de bord permet de cerner ce qui se dégage d’une myriade de données, en visant des résultats concrets. Lisa Raitt se trouve en terrain de connaissance devant une telle approche, vu sa formation et son expérience professionnelle. Avant d’être élue députée de Halton à la Chambre des communes en 2008, elle a obtenu une maîtrise en chimie et un baccalauréat en droit. Elle a été cheffe de la direction de l’Administration portuaire de Toronto lorsque le gouvernement libéral a voté une loi pour interrompre la construction d’un pont reliant le centre-ville de Toronto et l’aéroport, et elle s’est prononcée publiquement contre ce qu’elle voyait comme une grave ingérence. Peu de temps après, le Parti conservateur l’a invitée à le représenter dans sa circonscription. 

« J’avais le choix : critiquer les politiques publiques ou les façonner. Dans un sens, adapter une politique, c’est un peu comme introduire une nouvelle variable dans une expérience. Mes études en sciences m’ont appris à déceler des tendances et à analyser les résultats potentiels, et ma formation en droit, à prendre des notes. J’ai l’habitude de tout noter, et d’écrire dans les marges pour avoir une meilleure vue d’ensemble. » 

À ce propos, les résultats du tableau de bord de cette année (sa deuxième édition) justifient un certain optimisme : les revenus et les salaires ont rebondi depuis la pandémie, et la résilience économique dépasse les attentes, malgré les coûts d’emprunt élevés. Mais pour le reste, les perspectives ne semblent guère réjouissantes ou, à tout le moins, elles imposent la prudence. Par habitant, l’économie se contracte, tout comme la part qu’y occupe le secteur canadien des technologies propres. Mais Lisa Raitt trouve encourageante la montée des « licornes » – entreprises en démarrage évaluées à plus de 1 G$ – leur nombre est passé de 21 à 23 en glissement annuel, ce qui dépasse considérablement l’objectif de 17 fixé par la Coalition pour 2030. 

Cependant, si les licornes canadiennes se portent bien, les dépenses en recherche et développement des entreprises ne représentent qu’environ 0,6 % de l’économie, soit environ trois fois moins qu’aux États-Unis. De quoi inquiéter Anne McLellan, préoccupée par la tendance observée au Canada quant à la croissance du PIB par habitant : le Fonds monétaire international prévoit une croissance de 1,7 % d’ici 2028, ce qui nous placerait au 39e rang parmi les 41 pays avancés. Chez nos voisins du Sud, la croissance projetée s’élève à 9,2 %. 

« Certains de nos indicateurs visent les raisons sous-jacentes, poursuit Anne McLellan. Parmi celles-ci : l’insuffisance des investissements du secteur privé dans le matériel et l’outillage, les TI, la formation et la recherche et développement. Le cadre actuel y est-il propice? Il faudra peut-être adapter le régime juridique encadrant la concurrence, et le régime fiscal. Et surtout ne pas réinventer le cadre tous les quatre ans. » 

On remarque que le tableau de bord ne compte pas d’indicateur mesurant directement l’ampleur de la crise du logement, bien que Lisa Raitt et Anne McLellan admettent volontiers qu’il s’agit du grand enjeu de l’année. Avant de présenter les résultats, les deux femmes ont participé à une conférence à l’Université d’Ottawa. « Au sortir de la pandémie, la santé mentale dominait les discussions. Cette année, le logement et l’abordabilité sont sur toutes les lèvres », rappelle Lisa Raitt, en précisant que c’est simplement par souci d’uniformité que le thème ne figure pas au tableau de bord, car lors de la conception de ce dernier en 2021, le logement n’était pas encore au cœur des priorités. 

Anne McLellan rappelle quant à elle qu’il existe des sources de données exhaustives consacrées au logement; la Coalition se veut un complément aux autres ressources, sans redondances. Elle estime par ailleurs que le tableau de bord aborde indirectement la question du logement par l’intermédiaire de ses autres indicateurs. « Un endroit sûr où vivre, de l’éducation de qualité et des soins de santé sont des conditions essentielles pour les 21 indicateurs », explique-t-elle. 

Le secteur des énergies vertes, lui, figure bel et bien au tableau de bord, qui comprend trois mesures des progrès réalisés au pays concernant la crise climatique : la contribution des écotechnologies au PIB, la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie et les émissions de GES par unité de PIB. La bonne nouvelle, c’est que la part d’électricité provenant de sources d’énergie renouvelables est relativement élevée au Canada par rapport à ses pairs, hormis certains pays scandinaves. Mais une tendance inquiétante se profile : après correction en fonction de l’inflation, le PIB généré par les secteurs des produits environnementaux et des technologies propres a connu un léger recul en 2022. Or, l’objectif pour 2030 est de le tripler… 

Selon le rapport, pour parvenir à la carboneutralité d’ici 2050, il faut concilier un secteur des ressources sain avec nos objectifs de transition climatique, notamment grâce à une refonte des cadres réglementaires favorisant les investissements du secteur privé dans les technologies et les infrastructures vertes. « Nous souhaitons que les responsables des politiques avancent plus vite. C’est maintenant qu’ils doivent agir, signale Lisa Raitt. Ils se sont engagés à examiner le cadre réglementaire, et ces indicateurs sont un moyen de nous assurer qu’ils joignent le geste à la parole. » 

Lisa Raitt se dit aussi très préoccupée par la sous-représentation des femmes à des postes de direction. « La COVID nous a asséné un dur coup, même si pendant un moment, je croyais que nous faisions des progrès. Aujourd’hui, je vois des signaux d’alarme à la fois sur papier et au travail. Les politiques instaurées pour favoriser, voire imposer, la présence de femmes aux plus hauts échelons ne produisent pas l’effet escompté. » 

En matière d’inclusivité économique, ce n’est pas le seul indicateur alarmant. L’an dernier, un recul a mis un frein aux avancées récentes au chapitre des taux d’emploi et d’activité des Autochtones. La part des postes de direction occupés par ce groupe a aussi chuté, passant de 2,7 % à 2,4 %, et s’éloigne du taux de 5 % (la proportion des peuples autochtones au pays) visé au tableau de bord d’ici 2030. 

Mark Podlasly, membre de la nation Nlaka’pamux et chef de la durabilité à la First Nations Major Projects Coalition – une voix pour les Premières Nations membres qui réclame une approche équitable des projets d’exploitation des ressources naturelles et d’infrastructure afin de favoriser la prospérité et le développement des capacités de gérance environnementale – se réjouit de voir un indicateur de représentation des Autochtones à des postes de direction. « La cible est tout à fait raisonnable, même s’il faudra du temps pour l’atteindre », fait-il observer. 

Mark Podlasly estime toutefois qu’il ne faut pas perdre de vue l’objectif premier du projet, ni, en corollaire, ses angles morts. En 2020, il a corédigé un rapport intitulé Centering First Nations Concepts of Wellbeing: Toward a GDP-Alternative Index in British Columbia. Selon les auteurs, le recours au PIB pour mesurer le rendement économique ne permet pas de jauger avec précision le véritable bien-être économique. 

Ils citent des pays – dont l’Islande, la Nouvelle-Zélande et l’Écosse – où des indicateurs permettant d’évaluer ce rendement s’intègrent à de nombreuses autres mesures (sécurité, temps de loisirs, santé, éducation…). Selon Mark Podlasly, une vie bien vécue, pour une personne ou une nation, ne repose pas sur le rendement économique, mais sur le bien-être. « Le tableau de bord est un outil efficace pour le but fixé, soit l’évaluation de la compétitivité économique du Canada. Je n’avais pas encore vu ces indicateurs clés présentés de façon si claire et accessible. Mais il serait possible d’en élargir les horizons. » 

Sur un ton rieur, Lisa Raitt lance que si elle trouvait une solution pour conjuguer profits et croissance économique équitable, elle recevrait un prix Nobel. « Je ne cherche pas à façonner la politique même, mais je souligne l’importance de tenir compte de l’avis de tous ceux qui peuvent contribuer au changement, nuance-t-elle. Et nous sommes en mesure de prouver que nous ne sommes pas sur la bonne voie. Je sais que les politiciens mettent l’accent sur les indicateurs qui les font mieux paraître. C’est pourquoi nous mesurons les mêmes choses d’année en année. » 

Lisa Raitt a connu moult moments décisifs dans sa riche carrière. Pourtant, sa plus grande fierté ne concerne ni la gouvernance, ni la Coalition : c’est la décision, prise en 2016 avec son conjoint, d’annoncer la maladie d’Alzheimer de celui-ci. « Les gens me remercient d’en avoir parlé ouvertement. Des familles comme la mienne sortent ainsi de l’ombre, explique-t-elle. Cela transcende toutes mes réalisations. »